Deux affaires révélatrices

Par les temps qui courent, la société française n’a pas besoin d’encouragement à l’islamophobie. Surtout de la part d’une figure morale reconnue comme Henri Peña-Ruiz.

Denis Sieffert  • 4 septembre 2019
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Deux affaires révélatrices
© photo : À la mosquée de Saint-Denis (93), le 27 mai 2017.crédit : Benjamin CREMEL / AFP

Si un juge ou un policier était venu affirmer devant l’université d’été de la France insoumise que l’islamophobie est un droit et que, stricto sensu, elle n’est donc pas interdite, il aurait peut-être été mal reçu, et la polémique n’aurait assurément pas eu le même écho. Mais Henri Peña-Ruiz, qui a tenu ce propos en ce lieu, n’est ni juge ni policier ; il est philosophe. Et son « droit » ne peut procéder d’une simple lecture du code pénal. C’est beaucoup plus que cela. C’est l’affichage d’une liberté accordée par une figure morale reconnue. Une invitation en somme. Libre à nous, donc, d’être islamophobes ! C’est-à-dire d’avoir peur de l’islam jusqu’à le rejeter. Certains y verront même une incitation. Hélas, par les temps qui courent, la société française n’a pas besoin de cette sorte d’encouragement à l’islamophobie. Surtout de la part du gardien du temple de la laïcité.

Pris à partie sur les réseaux sociaux, qui donnent rarement dans la modération, Peña-Ruiz a voulu exciper de son antiracisme dans une laborieuse tribune publiée par Le Monde (1). Il y entreprend de séparer le musulman de l’islam. Il n’a rien, nous dit-il, contre les musulmans, mais tout contre ce qui les définit comme tels. Périlleuse casuistique ! On peinerait à ne pas voir de l’antisémitisme dans une exhortation à rejeter le judaïsme. Que reste-t-il donc du musulman quand on lui retire l’islam ? Reste le citoyen, nous dit Peña-Ruiz. Soit. Mais un citoyen privé du droit d’être pleinement lui-même. En faisant passer son couperet idéologique entre la religion et celui qui la pratique, Peña-Ruiz prétend décider du degré d’attachement des musulmans à leur croyance.

Or, il se trouve que pour des raisons politiques, sociales et historiques, la référence religieuse, qui est aussi identitaire, est généralement plus importante pour les musulmans que pour la plupart des chrétiens. La tentative de dissociation entre le croyant et sa croyance à laquelle se livre Peña-Ruiz trahit en vérité une bonne dose d’hypocrisie. Le philosophe se met d’ailleurs en contradiction avec sa propre doctrine – qui est aussi la nôtre quand elle ne devient pas dogmatisme – lorsqu’il rappelle, dans la même tribune, et à juste titre, que l’idéal laïque a été conquis non « à rebours des religions » mais de leur dérive. Or, l’islam, qui rend phobique M. Peña-Ruiz au point qu’il en autorise le rejet, n’est pas une « dérive », mais la religion elle-même. Le philosophe ne nous dit évidemment rien des moyens de procéder au rejet, quelles sortes d’interdits il faut prononcer, quelles barrières il faut dresser. Mais d’autres, auxquels il est heureusement étranger, s’en chargent. Et cela dans un climat de grande confusion où se mêlent la question migratoire et les problèmes sociaux auxquels des forces politiques ne manquent pas de trouver une cause unique, dont elles ont fait leur obsession. Et c’est bien là que le propos est irresponsable. Ce qui est fâcheux aussi dans cette histoire, ce sont les applaudissements recueillis par l’orateur au moment de sa sortie islamophobe devant des militants de La France insoumise. Loin d’être unanimes, certes, mais révélateurs tout de même de beaucoup d’ambiguïtés.

Une autre affaire, de moindre intérêt, mais non dépourvue de signification sur l’état de notre microcosme intellectuel et médiatique, a défrayé la chronique en cette fin d’été. L’affaire Yann Moix. Le sulfureux personnage, grand ami de BHL, est venu samedi soir dans l’émission de Laurent Ruquier – un autre ami – se justifier des ignominies négationnistes et antisémites dont il a été l’auteur trente ans auparavant. Se justifier de l’ignominie et, peut-être plus encore, de sa tentative de dissimulation, puisque la vérité n’est sortie qu’à son insu. Il nous est apparu, la face douloureuse d’un saint Sébastien montant au supplice, ou échappé du bottin de l’identité judiciaire. Pathétique exercice d’auto-humiliation ! L’essentiel de sa repentance prit la forme troublante d’un assaut de judéophilie. Mais d’une judéophilie mal placée parce que confondue en permanence avec une « défense inconditionnelle de l’État d’Israël ». Est-ce là le Graal qui lui a valu le pardon de BHL, ce personnage « lumineux » qui l’avait arraché à son « cauchemar » ? Le message en tout cas était appuyé. Et il nous a semblé que tel était l’enjeu : sauver un statut social que BHL tient entre ses mains. La confusion plusieurs fois réaffirmée entre un judaïsme tour à tour honni et adulé, et la politique israélienne, traçait à l’insu du repenti une ligne de continuité entre hier et aujourd’hui. Une sorte d’obsession juive qui dans ses deux excès produit le même malaise.

Quant à BHL, qui se sait toujours autorisé à en faire trop, il a non seulement accordé une facile absolution, mais il est allé jusqu’à dénoncer les « dénonciateurs » qui ont révélé les écrits et dessins antisémites de son féal. Un comble ! Et il n’a fait aucun cas des mauvaises fréquentations, antisémites elles aussi, que Moix a entretenues jusqu’à ces dernières années. Le reste de l’histoire, les sévices dont l’enfant Moix aurait été victime, ou dont il se serait rendu coupable sur son frère qui l’en accuse, explique peut-être beaucoup de choses, mais ne nous regarde pas.


(1) Le Monde des 1er et 2 septembre.

N. B. : Voir aussi, sur ce même sujet de l’islamophobie, la chronique de Sébastien Fontenelle.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

Temps de lecture : 5 minutes
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