Juliette Rousseau : « Construire plus de solidarités face à la répression »

Auteure d’un essai sur les complicités en politique, Juliette Rousseau interroge ici les conditions d’une véritable convergence des luttes.

Ingrid Merckx  • 25 septembre 2019 abonné·es
Juliette Rousseau : « Construire plus de solidarités face à la répression »
© photo : Lors de la marche pour le climat et la justice sociale, à Paris, le 21 septembre 2019.crédit : Xose Bouzas/AFP

C’est un joli mot, « complicité ». Et il appelle sous la plume de Juliette Rousseau, qui a publié en 2018 Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques (1), une relation entre des collectifs en lutte qui dépasse la simple convergence d’intérêts pour embrasser la vraie camaraderie et la prise de risque. C’est toujours via des liens d’amitié que cette essayiste et militante, coordinatrice de Coalition Climat 21 (rassemblant des mobilisations pré-COP 21 en 2015) a rencontré et accompagné des groupes en lutte comme Sisters Uncut, collectif britannique de femmes victimes de violences, Lallab, collectif de féministes non blanches, le Collectif lutte et handicaps pour l’égalité et l’émancipation (CLHEE), plusieurs collectifs Palestine, etc.

Se présentant comme une « femme cisgenre blanche, éduquée et valide » pour marquer ses positions de domination comme d’autres déclareraient leurs conflits d’intérêts, elle s’est également intéressée au sexisme et à la blancheur à la ZAD et dans le mouvement de lutte anti-aéroport à Notre-Dame-des-Landes ainsi qu’au phénomène de mansplanning (ou « mecxplication », en français) « qui coiffe joliment l’assurance toute masculine qui consiste à se poser en indéboulonnable sachant », écrit-elle.

Proche du mouvement écoféministe, inspirée par le féminisme décolonial, et défendant le féminisme comme manière de structurer les luttes, Juliette Rousseau se livre également à une critique assez sévère du mouvement climat. Elle participera le 28 septembre (voir en bas de page) à une rencontre avec le collectif InterUrgences, les femmes de chambre grévistes d’Ibis-Batignolles, les enseignants contre Blanquer, l’auteure-illustratrice Emma et la metteuse en scène Mirabelle Rousseau sur le thème : « Prolétaires de tous pays, qui lave vos chaussettes ? »

Comment analysez-vous l’évolution des convergences et divergences entre les mouvements sociaux et une galaxie de militants pour le climat qui s’est modifiée depuis 2015 et se radicalise pour une part ?

Juliette Rousseau : L’idée de « convergence » telle qu’elle est posée en France ne me paraît pas forcément désirable en ce sens qu’elle ne permet pas souvent de penser ce qui relève des mécanismes de domination entre des groupes supposés converger. La complicité politique suppose une relation et une prise de risque pour soutenir une lutte, et non pas seulement un geste pour converger vers des intérêts communs. Marquées par une forte homogénéité sociale et raciale, les mobilisations pour le climat sont longtemps passées complètement à côté de celles des gilets jaunes, alors même que celles-ci gagnaient en ampleur.

La relation à l’objet de la lutte est très différente : les personnes qui exigent des politiques climatiques en France sont mues par la conscience de quelque chose qui ne va pas mais n’en souffrent pas dans leur chair. Du côté des gilets jaunes s’exprime un sentiment d’urgence immédiate qui a à voir avec une exigence du quotidien. Le sentiment d’urgence s’exprime aussi chez les militants du climat, mais d’une façon plus déconnectée, les gens qui meurent vraiment du changement climatique aujourd’hui étant finalement assez loin, tant géographiquement que dans la lutte. En outre, les marches climat s’en tiennent encore à des revendications vis-à-vis de l’action gouvernementale, et les tentatives d’établir un lien avec d’autres mouvements sociaux restent faibles.

Quels débuts de changements observez-vous ?

La récente proposition de convergence vient plutôt d’une partie des gilets jaunes et des gilets noirs [sans-papiers], même si de plus petits collectifs écolos comme Extinction Rebellion ou RadiAction la défendent aussi. Des rassemblements communs se décident, des tribunes aussi. Mais la question de la conflictualité, et donc des modes d’action, reste très clivante. La présence des gilets noirs est une très bonne nouvelle. Je ne comprends pas que le mouvement climat n’ait pas essayé de construire des liens avec de tels groupes auto-organisés. Comment peut-on défendre le climat sans avoir de revendications au sujet des personnes exilées et aucune complicité de lutte avec les personnes directement impactées par le réchauffement ?

Un autre enjeu majeur de la convergence me paraît être de construire plus de solidarités face à la répression d’État. Aujourd’hui, chacun gère la répression qu’il ou elle subit dans son collectif en fonction du degré de risque que son collectif prend. Et cela renvoie notamment du côté du mouvement climat à une forme de respectabilité à laquelle il refuse de renoncer, qui a à voir avec le fait qu’il pense que c’est la seule façon d’être perçu comme un interlocuteur légitime du gouvernement. Je pense que ça renvoie en partie à la composante ONG du mouvement et à la logique que celle-ci y infuse. Mais je ne crois pas que les ONG changent le système, malheureusement.

Comment la non-violence, qui est inscrite dans le disque dur de certains militants écolos, est-elle remise en question ?

Les registres de la non-violence tels qu’ils se déploient aujourd’hui sont très marqués socialement : ceux qui se revendiquent non-violents sont plutôt des personnes qui ont une relation d’emblée moins conflictuelle avec l’État de par leur position sociale. Ils se mettent donc dans des positions où il est possible de négocier, de s’en remettre à la police quand ils se font arrêter, de faire confiance à la justice. Ce qui ne les empêche pas de vivre une forme de répression. Les décrocheurs de portraits d’Emmanuel Macron en sont un exemple. Ils ont remporté une belle victoire à Lyon le 15 septembre en voyant la justice se ranger de leur côté. Mais je crains que cela ne renforce l’idée selon laquelle on ne vit la répression qu’au regard de ce qu’on fait, et non pas au regard de ce que l’on est, socialement.

Certains groupes dans le mouvement climat se présentent comme plus radicaux. La violence est-elle un sujet qui monte face à l’urgence climatique ?

Ça n’est pas un nouveau débat, mais un débat mis sous le tapis. En fait, on discute assez peu des modes d’action quand on n’a pas les mêmes. Surtout, on gagnerait à laisser tomber cette sémantique : la violence comme la non-violence sont des catégories abstraites. Une action politique non-violente, ça n’existe pas. Une action qui se dit non-violente mais qui est organisée autour du respect de la légalité – ne serait-ce que par le fait d’avoir des papiers d’identité pour participer à l’action –, c’est violent puisque excluant pour les gens qui n’ont pas de papiers. La violence n’est pas forcément où on la met. Cette catégorisation renvoie plus à une sémantique médiatique et gouvernementale qu’à une notion qu’on réussit à s’approprier. Si « non-violent » signifie « ne pas casser des choses », c’est une vision assez réduite. En outre, la plupart des mouvements qui se disent non-violents se réclament d’une histoire qui n’a rien à voir avec leur propre contexte : être non-violent quand on appartient à une population colonisée dans un pays où la force coloniale emploie la violence de manière très forte, ça n’a rien à voir avec le fait d’être non-violent dans un pays où l’on fait partie de la classe dominante, qui sera la moins réprimée si elle mène une action politique.

Autre élément problématique : ceux qui se disent non-violents se réclament d’une histoire forgée dans la résistance au colonialisme et au racisme dans un État néocolonialiste où ils ne développent aucun propos pour soutenir les personnes racisées. Cela peut s’apparenter à de l’appropriation culturelle. Il faut donc parler de stratégie : quand est-ce que l’action offensive peut être pertinente ? Mais pas de manière morale ou identitaire. On ne pourra pas en faire l’économie car, plus on avance, plus l’action politique est réprimée.

Le nombre est-il la principale force du mouvement climat ? La volonté de faire baisser ce nombre peut-elle donc représenter un enjeu stratégique ?

Dans les marches climat de l’an dernier, il y avait tant de personnes issues des classes supérieures urbanisées que je me suis demandé jusqu’où ces gens iraient dans le changement de système dont ils parlent. Sauver la planète, oui, mais partager les richesses ? Puis des groupes écologistes plus radicaux sont apparus, qui tâchent de mettre toutes ces questions au même niveau. Il y a eu cet appel à la convergence du 21 septembre. Ce sont de bons signes. Reste un frein à la possibilité de se mêler à d’autres luttes : le rapport à l’État et à l’action gouvernementale. Mettre à plat les clivages pourrait permettre une recomposition du mouvement en lien avec les questions sociales.

Quels rapports de domination s’expriment au sein du mouvement climat ?

Le premier tourne autour de la justice climatique et de la justice sociale : on n’a pas tous la même responsabilité face au changement climatique et on n’en subit pas tous les mêmes conséquences. Les plus responsables sont les moins exposés. Cette question n’est jamais complètement prise au sérieux au sein du mouvement puisqu’il n’existe aucune lecture politique sur le colonialisme, la gestion coloniale du territoire français, les liens entre l’histoire de l’impérialisme et le changement climatique, et ce que ça implique pour nous. Certaines organisations ont compris qu’elles étaient trop blanches mais ne se demandent pas assez pourquoi.

Deuxièmement, l’écologie populaire n’est pas un sujet central. Le mouvement climat ne se saisit pas de la question de la précarité énergétique. Sur la question du genre, en revanche, les choses évoluent, mais un peu moins en France qu’à l’échelle mondiale, où -l’émergence de figures féminines du mouvement climat est assez réjouissante.

Comment avez-vous rencontré l’éco-féminisme ?

Il y a eu un virage pour moi au moment de la COP 21, en 2015, qui a entraîné beaucoup de rencontres. C’était la première fois que les femmes étaient aussi présentes dans l’organisation d’un tel événement. Nous étions à la manœuvre et ça changeait beaucoup de choses dans la façon de s’organiser. On a été plusieurs à avoir envie de faire le lien entre féminisme et façon de militer, féminisme et climat, et l’écoféminisme nous a apporté beaucoup de réponses. Pour moi, un des apports de l’écoféminisme, c’est de proposer des outils pour penser les liens entre les multiples formes de domination à partir de la critique de la dichotomie nature/culture.

S’il est parfois difficile pour de jeunes féministes blanches de mesurer l’héritage des années 1970, n’est-il pas encore plus ardu de déterminer dans quelle mesure elles peuvent perpétuer des réflexes coloniaux ?

L’imaginaire colonial est perçu comme celui d’un historique lointain et flou, il n’est pas du tout compris comme une réalité persistante dans nos vies. Le féminisme décolonial est présent en France, et pourtant le manque de porosité est frappant entre la majorité des mouvements féministes français et ceux qui s’expriment dans d’autres langues coloniales, déjà, a fortiori dans des langues colonisées, celles d’Afrique subsaharienne par exemple. Les réflexions et pratiques féministes des pays où les mouvements sont les plus vigoureux semblent nous échapper pour la plupart.

Que voulez-vous dire quand vous écrivez : « La lutte climatique est une crise raciste » ?

Le changement climatique apparaît dans un système qui s’est construit sur la colonisation et l’exploitation des peuples et des ressources. Ses conséquences accablent encore plus fort les populations déjà colonisées et exploitées. Au nom du réchauffement, on pratique le colonialisme climatique : accaparement des terres pour y faire de la monoculture, pour des marchés de crédits carbone, sécurisation de ressources et déploiement militaire pour organiser le monde du réchauffement. Cet été, en Angleterre et en Belgique, les camps action climat ont cherché activement à se positionner sur ces questions ; à Londres, une action de blocage du siège de British Airways pour s’opposer aux déportations a eu lieu, par exemple. Ce type d’action crée du lien. En France, la seule revendication commune qui émerge, c’est accueillir les réfugiés du climat. C’est d’autant plus faible comme revendication qu’elle implique une distinction inepte entre réfugiés…

Juliette Rousseau Essayiste et militante féministe.

(1) Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, Juliette Rousseau, Cambourakis, 432 pages, 22 euros.


Comment faire Causes communes ?

Organiser des rencontres autour des luttes actuelles et de leurs intersections. C’est la mission que s’est donnée le Théâtre Antoine-Vitez à Ivry, dans le Val-de-Marne, en inaugurant trois jours de tables rondes et de débats en 2018 sous l’appellation Causes communes.

L’édition 2019 se tiendra les 27, 28 et 29 septembre. Chaque journée sera coanimée par un média partenaire : le 27 avec Mediapart sur les luttes de la jeunesse, entre tentatives de décrédibilisation et répression ; le 28 avec Politis autour des luttes portées par des femmes pour poser la question de leur visibilité et de ce qui genre les mouvements sociaux ; le 29 avec L’Humanité sur la manière dont les combats menés dans les quartiers populaires pour la justice et la dignité rencontrent le champ du sensible et de la culture.

Programme complet : theatredivryantoinevitez.ivry94.fr

Écologie
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