La Bosnie-Herzégovine, objet politique non identifié

Monstre institutionnel, le pays, victime des a priori contre l’islam, est touché par une émigration massive qui nourrit l’immobilisme politique, et voit la perspective d’une adhésion à l’UE s’éloigner.

Pierre-Alix Pajot  • 25 septembre 2019 abonné·es
La Bosnie-Herzégovine, objet politique non identifié
©photo : Le 8 septembre 2019, environ 2 000 personnes ont participé à la première Gay Pride de Sarajevo. crédit : ELVIS BARUKCIC/AFP

Dimanche 4 septembre, sous le soleil estival de Sarajevo, environ deux mille personnes se sont réunies pour la première marche dans la capitale bosnienne en faveur de la cause LGBT. Sarajevo était la dernière capitale des Balkans à ne pas avoir suivi le mouvement. Durant un moment, les Bosniens (1) ont oublié la morosité dans laquelle se trouve le pays. Ce rassemblement est venu tordre le cou à beaucoup d’idées reçues. « Je suis confus. Sarajevo, cette ville censée être islamisée, wahhabisée, berceau du jihad […], a organisé, avec beaucoup de monde, de bonne humeur, et pas un incident, sa première gay pride », tweetait, non sans humour, l’enseignant à l’Université catholique de Lille et spécialiste des Balkans Loïc Tregoures, après le succès de l’événement.

Dans cet État où l’islam est la religion d’un habitant sur deux, les extrémistes voient une tête de pont idéale pour commettre des attentats en Europe quand d’autres, à l’instar d’Éric Zemmour, jugent l’islam incompatible avec la démocratie. Mais derrière cette peur, il y a cette vieille antienne de l’Europe chrétienne, que quelques personnalités voulaient inscrire dans le traité de l’UE en 2005. Parmi elles, Annette Schavan, vice-présidente de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) allemande, suivie par les dirigeants des États membres du groupe de Visegrád (2), tel l’ancien Premier ministre polonais Jarosław Kaczynski, et le Premier ministre hongrois, Victor Orbán. Celui-ci déclarait en 2015 que « l’islam n’a rien à voir avec l’Europe. Il s’agit d’un ensemble de règles qui ont été créées pour un autre monde et qui a été importé sur notre continent». La réponse du reis-ul-ulema (chef religieux musulman) de Bosnie-Herzégovine ne s’était pas fait attendre : il avait rappelé que le judaïsme et le christianisme étaient également nés hors d’Europe.

Reste que l’influence turque en Bosnie-Herzégovine, avec une communauté estimée à 200 000 personnes, est toujours importante, un siècle après la chute de l’Empire ottoman. En témoignent les drapeaux rouges au croissant et à l’étoile visibles en devanture de certaines mosquées, ou les scènes de liesse qui avaient eu lieu à Sarajevo après la victoire du « oui » au référendum sur la révision constitutionnelle turque en 2017.

À la nostalgie ottomane des élites traditionnelles vient s’opposer un panislamisme abstrait et modernisateur. « Je pense que beaucoup de gens ont des a priori négatifs sur l’islam. Ici, à Sarajevo, chacun le pratique librement. Il y a des petits groupes islamistes dans des villages du pays. Certains sont partis en Syrie, mais est-ce propre à la Bosnie ? demande Aldin, étudiant à Sarajevo. En tout cas, ça ne m’empêche pas de sortir prendre une bière au bar Vucko. Ce sont les meilleures de la ville ! » Il est « quasiment impossible de distinguer les Bosniens en fonction de leur communauté. Et les rares femmes que vous croisez en burqa dans les rues viennent des pays du Golfe », affirme Jelica, qui travaille à l’Institut français de Sarajevo. Tous deux étaient présents à la marche des fiertés. « C’est bien que l’on puisse parler de la Bosnie-Herzégovine autrement que par le prisme de la guerre ou du terrorisme, concède Grégoire, qui travaille pour l’ONU en Bosnie-Herzégovine. Par cette marche où tous les âges étaient représentés, les Bosniens ont voulu rappeler qu’ils sont attachés aux libertés individuelles. »

Il ne faut pas oublier que le territoire bosnien se situe bien au cœur du continent européen. C’est d’ailleurs avec des pays de l’UE que le pays réalise ses principaux échanges commerciaux (Allemagne, Croatie, Italie), que « neuf jeunes sur dix » veulent rejoindre, selon Adi, membre de l’orchestre de Sarajevo. Et ce malgré les aides à la reconstruction, estimées à presque 5 milliards d’euros. Un des programmes de soutien européens est l’Instrument d’aide de préadhésion (IAP), initialement d’un montant de 656 millions d’euros, mais dont l’enveloppe a été considérablement réduite (165 millions) sur la période 2014-2020. « Les efforts exigés par l’UE en matière de droits humains, de réformes économiques, de liberté de la presse sont inexistants », constate Jean-Baptiste Kastel, membre du bureau « élargissement » de la Commission européenne et anciennement en charge du dossier bosnien.

Les hommes politiques locaux ont parfaitement compris que l’adhésion à l’UE ne se fera « pas avant 2030 minimum », prédit Naim Rashiti, directeur d’un groupe de recherche sur l’histoire des Balkans, à Belgrade. Et le nouveau responsable de la politique de voisinage et de l’élargissement dans la nouvelle Commission européenne d’Ursula von der Leyen ne va certainement pas faire avancer cette échéance, puisqu’il s’agit du Hongrois László Trócsányi, ex-ministre de la Justice d’Orbán. Le nouveau commissaire a déjà annoncé qu’il entend « régler les problèmes liés à la justice dans chacun des pays voisins de l’UE ».

À sa décharge, il y a beaucoup à faire en Bosnie-Herzégovine dans ce domaine. La faute à un système politique qui fait de ce pays un « OPNI », un objet politique non identifié. Les accords de Dayton, signés en 1995, ont instauré la division du territoire sur des bases ethniques, avec une partie bosno-serbe, la Republika srpska (RS), et une partie bosniaque et bosno-croate, la Fédération de Bosnie-Herzégovine (FBiH). Il en va de même pour le système politique. Désespérément complexe et tortueux, il est composé d’une présidence tricéphale, où les habitants de la RS élisent un Bosno-Serbe et ceux de la FBiH un Bosniaque et un Bosno-Croate. Afin que chaque communauté soit équitablement représentée, les accords de Dayton ont instauré une présidence tournante. Durant leur mandat de quatre ans, les trois présidents se relaient à la tête de l’État tous les huit mois. Cette architecture unique au monde avait, lors des premières élections organisées en 2000, amené les deux millions et demi d’électeurs à devoir choisir entre 21 000 candidats et 68 partis. À cause de ce millefeuille, les institutions de Bosnie-Herzégovine cumulent 180 ministres, 760 députés, 1 200 procureurs et juges, pour seulement 4 millions d’habitants. Dès lors, difficile de s’entendre sur les sujets majeurs (économie, justice), pour lesquels les décisions doivent être prises à l’unanimité.

Le tableau du système politique ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas le rôle du Haut Représentant international, l’Autrichien Valentin Inzko. Une sorte de quatrième président qui, sous mandat des Nations unies, est investi de pouvoirs étendus pour faire respecter les accords de Dayton. Il peut faire passer des lois ou destituer des hommes politiques, pourtant élus. Si, entre 2002 et 2006, le Britannique Paddy Ashdown n’avait pas hésité à utiliser ces « super-pouvoirs », le rôle du Haut Représentant est désormais « non plus d’imposer, mais d’accompagner un processus de transition », explique Vivien Savoye, du Haut-Commissariat pour les réfugiés à Sarajevo. « Sauf que rien ne se passe. Pire, la situation globale du pays s’aggrave, peste Adi. J’ai bien essayé de tenter ma chance dans un autre orchestre, en Italie et en Autriche, mais obtenir un permis de travail est si compliqué avec la bureaucratie bosnienne que j’ai fini par abandonner. J’ai déjà la chance de pouvoir vivre de ma passion, ce qui n’est pas donné à tout le monde. »

Dès lors, il n’est guère surprenant de constater que plus de la moitié des Bosniens vivent à l’étranger. Selon un rapport de la Banque mondiale, la Bosnie-Herzégovine avait le plus fort taux d’émigration d’Europe en 2015. Faute de perspectives, les jeunes tentent par tous les moyens de rejoindre l’UE. « Les diplomaties allemande et autrichienne sont très actives en Bosnie-Herzégovine, raconte un membre de l’ambassade de France. L’Allemagne manque de main-d’œuvre. Elle trouve en Bosnie-Herzégovine une population relativement bien formée et pas chère, prête à tout pour partir. » C’est donc vers ces deux pays qu’émigrent la grande majorité des Bosniens.

« Les gouvernements, quels qu’ils soient, bénéficient doublement de ces diasporas, affirme le rédacteur en chef du Courrier des Balkans, Jean-Arnault Dérens. D’abord, elles permettent de maintenir la paix sociale dans le pays en palliant le taux de chômage élevé par le transfert d’argent. Et puis ces gens, souvent les plus qualifiés et diplômés, sont des opposants aux pouvoirs en place, ils sont à même d’apporter un changement politique. Ces mêmes pouvoirs ont tout intérêt à ce qu’ils migrent. C’est d’autant plus dramatique que les pays balkaniques se trouvent sur la route des flux migratoires en provenance d’Afrique et du Moyen-Orient. Si bien qu’au vu des politiques menées on peut se demander si les États balkaniques ne sont pas condamnés à devenir un “no man’s land”, un espace “garde-frontière”. Nous vivons un moment grave et dangereux. » Un moment qui pourrait en rappeler d’autres. De l’Empire ottoman, « homme malade d’Europe » pour reprendre la formule du tsar Nicolas Ier en 1853, à aujourd’hui en passant par François Mitterrand, qui avait déclaré que « l’erreur était d’avoir créé la Bosnie (3) », le constat reste le même : un passé qui passe, un passé qui reste.


(1) Le qualificatif « bosnien » se réfère à l’État de Bosnie-Herzégovine et à tous ses habitants, « bosniaque » à la partie de sa population de culture musulmane.

(2) Hongrie, Pologne, Slovaquie, Tchéquie.

(3) Cité par Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La Décennie Mitterrand, tome IV : les déchirements (1991-1995), Seuil, 1999.

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