Montée d’un dérèglement médiatique

Combat d’arrière-garde ou relance d’une bataille qu’on croyait gagnée ? Les climato-faussaires, de conviction ou juste pour faire polémique, n’ont pas quitté les studios ni les colonnes de journaux. Décryptage.

Vanina Delmas  • 28 novembre 2019 abonné·es
Montée d’un dérèglement médiatique
© JACQUES DEMARTHON/AFP

Une faille spatio-temporelle s’est ouverte sur CNews le 6 mai dernier. « Moins trois degrés ce matin dans les Yvelines […]_, moins un degré hier à Troyes. Attention, sujet sensible, on ne rigole pas avec le réchauffement climatique ! »,_ ironise Pascal Praud. Le thème de « L’Heure des pros » : « Le refroidissement climatique ? » Deuxième dose d’ironie sous les yeux médusés de Claire Nouvian, l’invitée du jour. « Ce n’est pas une émission de climatosceptiques quand même ? », s’exclame l’écologiste venue parler du rapport alarmant de l’IPBES (1) sur l’effondrement du vivant. L’animateur-expert en clashs se gausse (« Les climatosceptiques n’ont pas le droit de parler quand on fait une émission ? »), soutenu par Élisabeth Lévy, directrice du magazine Causeur et polémiste en chef (« Je pense qu’il y a un consensus sur la réalité du changement climatique. Sur ses causes et sur son évolution, non. »). Le ton monte des deux côtés, les échanges se tendent et Claire Nouvian perd son sang-froid. Cette séquence a fait l’objet de plus de 1 300 signalements au CSA, mais ils concernaient le comportement misogyne et déplacé de Pascal Praud, pas les propos climato-faussaires. Au-delà du buzz, cette séquence n’est en réalité que la partie émergée de l’iceberg, qui n’a pas totalement fondu.

La déferlante des années 2000-2010, liée à la réputation de « bon client » de Claude Allègre et à ses livres racoleurs (2), s’est écrasée sur le solide rocher incarné par les scientifiques du Giec (3). Mais la mue lancinante d’un climatoscepticisme français s’opère sous nos yeux de lecteurs, auditeurs, spectateurs depuis une ou deux années. « Le scepticisme s’est déplacé : il ne porte quasiment plus sur la réalité du réchauffement climatique, mais davantage sur l’urgence, et l’importance des efforts. Les médias n’osent pas dire ce qu’il faut faire car cela demande un certain nombre de sacrifices difficilement mesurables, que ce soit notre manière de nous loger, de voyager, de nous nourrir… », observe Jean-Louis Caffier, journaliste spécialisé sur les sujets liés au climat depuis vingt-cinq ans, et aujourd’hui consultant environnement sur BFMTV. Se forment progressivement les nuances du climatoscepticisme qui colorent les lignes éditoriales des médias et l’ADN de leurs invités. Notre enquête retient trois catégories : les climato-menteurs, qui n’hésitent pas à reconsidérer, voire nier, la cause anthropique du réchauffement climatique ; les climato-relativistes, doutant de l’urgence et prônant le recours aux technologies pour s’en sortir ; et, enfin, les climato-hypocrites, qui creusent le fossé entre discours et actions.

Cette dernière catégorie coïncide avec l’émergence des start-up mêlant business et environnement, qui permet aux médias économiques de parler d’environnement sans trop se trahir. « Mélanger sciences et solutions séduit les médias pour faire de l’information positive et du clic, sans appuyer sur les travers poisseux de l’espèce humaine, sans tétaniser le grand public. Mais mettre en avant les solutions sans regarder leur validité fait basculer les médias dans du climatospositivisme », craint Olivier Aballain, journaliste scientifique, responsable pédagogique à l’École supérieure de journalisme de Lille et coresponsable du master climat et médias. « Les médias mainstream ne peuvent pas nier et faire l’impasse sur l’urgence climatique, mais sont déchirés entre leurs allégeances libérales et le constat indéniable que l’urgence climatique y est liée. Cela remettrait en cause un certain nombre de pages d’un journal : les pages économie ou idées peuvent se retrouver en contradiction avec un article écologie », analyse Emmanuelle Walter, rédactrice en chef adjointe d’Arrêt sur images. Exemple récent : Le Monde. Ses pages Planète sont à la pointe des sujets et le journaliste Stéphane Foucart combat ardemment ces climato-faussaires depuis des années. Pourtant, cet été, lors d’une série d’articles consacrés à la question de l’effondrement, une tribune titrée « Le changement climatique n’est pas forcément une mauvaise nouvelle » a piqué les yeux. Elle était signée Sylvie Brunel, géographe, dont la marotte repose sur la technologie salvatrice.

Si la prise de conscience écologique a fait un pas de géant dans la population et chez les journalistes, les vieux mécanismes sont difficiles à dérouiller, même dans des médias dits progressistes : pour qu’un sujet soit validé, il faut souvent le raccrocher à une actualité, or le dérèglement climatique est permanent ; les formats télé et radio sont généralement très courts, compliquant la pédagogie de sujets aussi complexes ; les sujets écologie en Une ne sont pas vendeurs ; les directeurs et rédacteurs en chef viennent plus souvent des rubriques politique ou économie que du milieu scientifique. « À BFMTV, la sacro-sainte voiture est toujours la référence ! J’essaie de leur faire comprendre que les bons chiffres du marché automobile ne sont pas une bonne nouvelle pour l’environnement. Les médias manquent de recul pour comprendre que le climat est un sujet transversal. Nous sommes encore sur des créneaux du XXe siècle ! », s’indigne Jean-Louis Caffier. « L’écologie est encore regardée avec condescendance par beaucoup de rédactions qui promeuvent le modèle libéral. L’idée consistant à comprendre l’importance pour nous d’un insecte va à contre-courant de la manière de penser de ceux qui dirigent la plupart des rédactions », analyse Aymeric Caron, journaliste et militant de la cause animale, confronté deux fois récemment à des allégations climato-faussaires.

La première, dans l’émission de Laurent Goumarre, « Le Nouveau Rendez-vous », sur France Inter il y a un an : François Gervais, physicien et climatosceptique notoire qui a publié l’année dernière L’urgence climatique est un leurre, y était aussi invité. Puis en juin dernier, dans l’émission « Les Vraies Voix » de Sud Radio, qui avait lancé un sondage auprès de ses auditeurs : « Canicule : croyez-vous au réchauffement climatique ? »Après les propos de Laurent, auditeur climatosceptique assumé, un scientifique prend la parole, mais ce n’est pas un climatologue. Il s’agit de Benoît Rittaud, mathématicien, président de l’Association des climato-réalistes, affirmant ne pas croire au risque de + 3 ou + 5 °C en cas d’inaction. Aymeric Caron quitte le studio. « Je ne voulais pas servir de caution écologiste, je ne suis pas climatologue. Je ne m’offusque pas des paroles qui s’interrogent, mais quand un média organise la diffusion de cette parole, il doit inviter une personne donnant des éléments pour comprendre, remettre en cause et se faire son propre avis. Ce jour-là, j’étais le seul à évoquer les rapports du Giec ! » Didier Maïsto, patron de la radio, a reconnu dans Arrêt sur images (4) la maladresse de la question, mais reste attaché au principe de libre antenne, au slogan de la radio (« Parlons vrai »). Début octobre, ce fameux Benoît Rittaud est revenu sur les ondes de Sud Radio pour débattre de la question : « La météo devient-elle folle ? »

Le réchauffement climatique doit-il encore être un sujet de débat ? Grande énigme rapidement résolue par beaucoup grâce à l’argument quasiment imparable de la pluralité des opinions. « Il n’y a pas de pensée unique, mais ce qui est très gênant, c’est que depuis les années 1980, les médias organisent des combats de gladiateurs. À l’époque, vous aviez Jean Jouzel face à Claude Allègre, comme si leur parole se valait. Or, celle de Jouzel pesait une tonne et celle d’Allègre un gramme ! Mais leur rhétorique bien rodée pouvait faire perdre le match à un climatologue renommé, malgré des arguments en béton et le soutien de milliers de scientifiques… », raconte Gilles Ramstein, climatologue au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement. « Ce ne sont pas des débats, il n’y a pas de pluralité d’opinion : quand tu portes une parole progressiste sur le climat ou d’autres sujets de société, tu vas à la boucherie. C’est toujours du 3 ou 4 contre 1 ! », témoigne Sandra Regol, porte-parole d’EELV depuis 2016 et chargée auparavant du pôle Riposte, qui a déjà reçu des messages d’excuses de certaines chaînes après s’être retrouvée seule face à six contradicteurs. « La censure est contre-productive et nous sommes en démocratie avec la liberté d’expression. Mais il faut faire la différence entre une opinion et une affirmation scientifique pour ne pas se faire piéger par une rhétorique foireuse », précise Thibault Lescuyer, journaliste et chercheur-enseignant.

Les chaînes d’infos en continu, friandes d’experts, ainsi que les émissions de débats ouvertes à des polémistes professionnels donnant leur avis sur n’importe quel sujet, font le pont entre médias grand public et médias plus discrets, souvent très conservateurs. Élisabeth Lévy, directrice de la rédaction du mensuel Causeur, voit sa notoriété décuplée grâce à sa présence télévisuelle. Son magazine, qui revendiquait 7 800 abonnés en 2018 et entre 6 500 et 9 000 exemplaires vendus en kiosque « pour les bons numéros », assume de donner la plume à François Gervais, notamment dans son numéro de mars sobrement intitulé « Contre la religion du climat, pour la raison ». Idem pour l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelles, qui, dans un numéro montrant Greta Thunberg en couverture, a fait le buzz grâce au titre « Les charlatans de l’écologie », et a également publié un cahier spécial climat offrant pignon sur rue au trio climato-faussaire français : François Gervais, Benoît Rittaud et Vincent Courtillot, géophysicien longtemps bras droit de Claude Allègre.

Les médias s’ennuieraient bien vite sans les invités des matinales, des interviews, des tribunes… Les profils et les stratégies des porte-parole de ce camaïeu de scepticisme reposent sur un savant mélange de recettes à l’ancienne – sortir des livres pour être invités, écrire des tribunes dans quelques médias alliés – et des nouvelles saveurs, à savoir cibler les figures incarnant l’urgence climatique pour faire diversion, ne pas parler du fond, user de l’analogie avec la religion pour décrédibiliser les militants écologistes. Mais leur objectif ne s’érode pas : disséminer le doute, ou lui redonner ses lettres de noblesse, selon sa vision des choses. Sandra Regol écume les plateaux de télé et les studios de radio face aux personnalités publiques les plus réactionnaires et conservatrices. « Je constate chaque semaine leur stratégie : ils n’attaquent pas les propos de Greta Thunberg, mais sa personne, car elle ne fait que répéter les conclusions des scientifiques. Dès que vous décentrez le débat, que vous montrez que tout ça est façonné pour descendre les arguments de Greta, ils sont à sec. » Ces derniers mois, l’ultra médiatisation de l’écologiste suédoise, mais aussi d’Extinction Rebellion, a permis de ressortir du bois des voix « dissonantes » tombées en désuétude ou qui se contentaient de murmurer. On y retrouve le philosophe Luc Ferry, l’essayiste Pascal Bruckner, l’avocat Gilles-William Goldnadel, l’économiste et ancien ministre de la Santé Bruno Durieux, qui vient de publier Contre l’écologisme pour dénoncer cette « idéologie de combat dressée contre l’économie de marché », mais aussi Laurent Alexandre, urologue, fondateur du site Doctissimo, qui s’exprime chaque semaine dans L’Express – malgré des débats au sein de la rédaction. Ce petit monde trouve souvent refuge dans les colonnes de Figaro Vox. Ou sur le site libertarien Contrepoints, dans Causeur et Valeurs actuelles. Un microcosme macérant dans un jus réactionnaire qui fait le buzz mais qui tourne vite en rond, comme les arguments des climato-faussaires depuis belle lurette.

(1) Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques.

(2) En particulier L’Imposture climatique, Plon, 2010.

(3) Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

(4) Émission du 2 août 2019.

Écologie
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Les climato-faussaires bougent encore
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