Multinationales : La fin de l’impunité ?

Lafarge, Total, Shell, Bolloré, BNP Paribas… De nombreuses firmes sont aujourd’hui poursuivies en justice pour violations des droits humains et environnementaux, tandis qu’en France, en Europe et à l’ONU des législateurs s’attaquent aux géants du capitalisme.

Lena Bjurström (collectif Focus)  et  Vanina Delmas  • 11 décembre 2019 abonné·es
Multinationales : La fin de l’impunité ?
Des feuilles couvertes de pétrole en 2003 en Équateur, où Chevron et Texaco exploitent des gisements d’hydrocarbures.
© MARTIN BERNETTI/AFP

Le long du lac Albert, en Ouganda, le géant français Total développe sereinement le projet Tilenga en vue d’exploiter les abondants gisements pétroliers de la région. Or, des enquêtes de terrain menées par plusieurs ONG ont révélé des violations des droits humains, notamment de multiples expulsions d’habitants sans indemnisations. Par ailleurs, les conséquences environnementales d’un tel projet, à deux pas d’une aire naturelle protégée, sont indéniables, tout comme sa participation au réchauffement climatique. Ce 12 décembre, c’est au tribunal de grande instance de Nanterre qu’on en parlera. Six associations, dont quatre ougandaises (1), ont assigné en référé Total, maison mère du projet, pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance, adoptée en mars 2017 (lire page 22).

Une première dans l’histoire du droit, mais certainement pas la dernière. D’ailleurs, Total est également mis en demeure par quatre -associations environnementales (2) et quatorze maires de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Une brèche française qui pourrait lézarder la forteresse protégeant depuis de longues années les multinationales coupables des pires crimes : déforestation, accaparement des terres et des ressources, exploitation de la main-d’œuvre, financement de groupes terroristes, complicité avec des dictatures…

Dès 1972, le président chilien Salvador Allende s’inquiétait à la tribune de l’ONU des pouvoirs toujours plus dévorants des entreprises : « Nous sommes face à un véritable conflit entre les multinationales et les États. […] Elles opèrent sans assumer leurs responsabilités et ne sont contrôlées par aucun parlement ni par aucune instance représentative de l’intérêt général. » Mais, des décennies plus tard, États et institutions judiciaires nationales peinent encore à les désigner comme responsables de leurs activités et des possibles exactions qui en découlent, tant la structure même de ces entreprises permet tout à la fois de diluer les responsabilités et d’échapper aux lois nationales.

« L’impunité des multinationales repose sur une grande hypocrisie : les maisons mères maîtrisent la “chaîne globale de valeur”, c’est-à-dire l’intégralité de la chaîne de production, de l’extraction des ressources à la commercialisation du produit fini. Elles savent très bien ce qu’elles ont investi, comment, pourquoi, et les profits qu’elles en tirent, décrypte Maxime Combes, porte-parole d’Attac France. Mais elles seraient ignorantes et non impliquées dans les pratiques de ces maillons violant les droits humains et ceux de l’environnement ? » Exemple emblématique : Bolloré se cachant systématiquement derrière la Socfin – holding luxembourgeoise détenue à 38 % par le groupe breton – concernant les accusations d’accaparement des terres des populations en Afrique ou en Asie.

Selon Chloé Stevenson, chargée de mission à ActionAid France, le problème est double : « D’une part, les multinationales ont peu d’obligations, car il n’existe pas, pour l’heure, de mécanisme international les obligeant à respecter les droits humains et environnementaux tout au long de la chaîne de production, et leur fonctionnement multinational leur permet de s’affranchir des lois locales. D’autre part, elles disposent de droits disproportionnés grâce à un système de justice parallèle conçu pour protéger leurs intérêts : les tribunaux d’arbitrage. » Ainsi, Texaco, filiale du pétrolier Chevron, a eu recours à cette juridiction spéciale pour contourner la condamnation dont elle a fait l’objet en Équateur, à la suite du combat des Amérindiens dénonçant la pollution du fleuve Amazone.

Mais, ces dernières années, les procédures visant les activités des multi-nationales se multiplient, notamment en Europe, sous l’impulsion de la société civile. Et les tribunaux, à leur tour, questionnent la responsabilité des sociétés mères dans les exactions commises par leurs filiales à l’étranger (lire page 23). Depuis le vote de la loi française sur le devoir de vigilance, d’autres pays européens l’envisagent. « En Suisse, une proposition législative similaire est en cours d’examen. Au Danemark, des parlementaires ont déposé une motion demandant l’élaboration d’une loi de ce type. Dans plusieurs autres pays, les discussions sont ouvertes : en Suède, en Norvège, en Autriche, au Luxembourg », détaille Chloé Stevenson. De leur côté, les organisations de la société civile plaident pour une avancée européenne sur le sujet. Lors des dernières élections européennes, la coalition d’ONG rassemblées dans la campagne Stop Impunité a obtenu des engagements de nombreuses listes de candidats. « Les ONG ont également réussi à faire inscrire le devoir de vigilance obligatoire sur les droits humains dans la lettre de mission du commissaire européen à la Justice, souligne la chargée de mission d’ActionAid. Ce qui veut dire qu’on pourra lui demander des comptes. »

En parallèle, un combat se mène au sein de l’ONU. Depuis 2014, à la suite du vote d’une proposition de l’Équateur et de l’Afrique du Sud, un groupe de travail intergouvernemental œuvre à l’élaboration d’un traité international contraignant les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement. Lors de sa dernière session, en octobre, se sont affrontés pays partisans et pays farouchement opposés, comme la Chine et la Russie (les États-Unis n’ont, pour leur part, pas daigné participer). Sans mécanisme légalement contraignant, principe refusé par nombre de pays, ce traité ne sera qu’une belle intention. « Cette cinquième session était encourageante, mais les négociations peuvent encore prendre des années », constate Chloé Stevenson. Les discussions menées à l’ONU ne sont qu’une partie du combat en cours. « Face aux pouvoirs gigantesques des multinationales, la société civile essaye de tenir tous les bouts, des lois nationales à l’ONU en passant par l’Europe et la mise en cause judiciaire directe des multinationales, résume Maxime Combes. C’est un étau que l’on essaye de poser pour mettre les multinationales à l’index et interpeller l’opinion publique. » Car, ce qui se joue là, c’est bien l’idée même d’État de droit face aux crimes d’une mondialisation décomplexée.

(1) Les Amis de la Terre France, Survie, Africa Institute for Energy Governance (Afiego), Cred, Nape/Amis de la Terre Ouganda et Navoda.

(2) Notre affaire à tous, ZEA, Sherpa et Les Éco Maires.

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