Racine et Artaud dans l’ouragan

L’iconoclaste Frank Castorf entremêle tragédie orientalisante et trivialité secrète des relations avec une santé furieuse.

Gilles Costaz  • 11 décembre 2019 abonné·es
Racine et Artaud dans l’ouragan
© Mathilda Olmi

Frank Castorf, dit l’affiche, monte Bajazet. Cet iconoclaste allemand, ce casseur de haut vol s’intéresse à notre belle prosodie classique ? Racine, ses vers délicats, dans la main du King-Kong du théâtre européen ? L’affiche fait suivre le titre Bajazet des mots : « En considérant le théâtre et la peste » et de deux noms d’auteur : Racine et Artaud. C’est donc à un accolage, à un mixage que nous invite Castorf, non à une représentation fondée sur un seul texte et à son déroulement en ligne droite.

À l’intérieur d’une scène très nocturne, apparaît une énorme tête de Bajazet, faite en agrandissant une gravure ancienne, avec des lumières à la place des yeux, une inscription de night-club (Babylon en néon éclatant !) et deux entrées vers des lieux fermés. Dans ce contexte, l’histoire de Bajazet commence vraiment, dans ses costumes orientaux. Celle du prince Bajazet que deux femmes se disputent, notamment Roxane, la favorite du sultan Amurat, qui saura faire régner sa loi sanguinaire. Mais l’on est très vite sur plusieurs tons (le classique, le hurlé, le parodique, l’élégant, l’obscène, le feuilletonesque…) et surtout sur deux axes : la tragédie dans son iconographie orientaliste – c’est ce que jouent sur la scène les acteurs – et la trivialité secrète des relations – c’est ce qu’expriment les mêmes acteurs dans les séquences filmées à l’intérieur des alvéoles. Les deux tendances s’entremêlent, mais c’est surtout sur l’écran que s’expriment la cuisine, le sang et la sexualité.

Le mot-clé du théâtre de Frank Castorf pourrait être celui d’épuisement. Il veut épuiser les formes, les situations, les textes, jusqu’à ce que l’objet s’arrête de lui-même. Cela passe par l’épuisement des acteurs, et même celui des spectateurs. Il n’y a pas de repos pour le jeu comme il n’y en a pas pour la pensée, quatre heures durant. Jeanne Balibar joue sans frein, sans prudence, tantôt dans l’extrême lucidité, tantôt poussée par le destin comme une pierre qui roule. Avec sa diction parfaite, elle est la prêtresse et la victime, entourée des sanguins Jean-Damien Barbin, Claire Sermonne, Adama Diop et Mounir Margoum.

Déconstruction, destruction, reconstruction, révolution, dérévolution, etc. Tout y passe avec une formidable santé. L’ouragan a brisé Racine et Artaud à coups de vagues furieuses. Mais la cérémonie théâtrale, à la toute fin, a la beauté de la vie qui a survécu au naufrage, sans prix.

Bajazet – En considérant le théâtre et la peste, MC93, Bobigny, 01 41 60 72 72, jusqu’au 14 décembre (exposition Castorf Machine jusqu’au 21 décembre). Tournée : Valence (12-13 février), Annecy, (19-21 février).

Théâtre
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