Michelle Perrot : « Il fallait rendre les femmes visibles »

La collection « Bouquins » a réuni en un recueil certains des principaux ouvrages de Michelle Perrot. Elle raconte ici comment elle en est venue à travailler sur l’histoire des ouvriers en grève puis sur celle, alors novatrice, des femmes.

Olivier Doubre  • 8 janvier 2020 abonné·es
Michelle Perrot : « Il fallait rendre les femmes visibles »
©Une dizaine de femmes, dont les écrivaines Christiane Rochefort et Monique Wittig, participent le 26 août 1970 sur la place de l’Étoile, à Paris, à une manifestation proclamant qu’« un homme sur deux est une femme » ou qu’« il y a encore plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme ». AFP

U n récit historique […] dit ce qui a paru important à une génération, ce à quoi elle a été sensible, au risque d’étonner ses successeurs qui regardent ailleurs. » Succédant à ses maîtres, notamment de l’école des Annales, Michelle Perrot souligne ainsi, après ses premiers travaux sur l’histoire de la classe ouvrière, comment sa discipline s’est ouverte à un large champ de recherches consacrées à la moitié de l’humanité : les femmes. Absentes (ou presque), aussi bien parmi les historiens que dans leurs travaux jusqu’à l’orée des années 1970, celles-ci deviennent ainsi, sous son impulsion (avec d’autres), objets et sujets de recherches en histoire. Ouvrant ainsi le « chemin des femmes » – expression qui donne son titre au recueil rassemblant plusieurs livres de Michelle Perrot, qui vient de paraître (1) – dans l’historiographie contemporaine…

Comment était la discipline historique lorsque vous avez entamé vos études, puis êtes devenue enseignante d’histoire à Caen ?

Michelle Perrot : La discipline historique était alors – c’était l’immédiate après-guerre – certes érudite, mais aussi conservatrice. Il y avait de très bons professeurs, mais ce n’étaient pas les idées qui prenaient le dessus, plutôt le sérieux, le travail sur les archives. Toutefois, on sentait un souffle nouveau se lever progressivement, dû notamment à deux grands professeurs : Pierre Renouvin et Ernest Labrousse. Le premier traitait surtout des relations internationales et, s’il n’était pas d’un grand modernisme, notamment sur la forme, ses cours donnaient à voir des éléments tout à fait intéressants et originaux. Je me souviens en particulier de ses cours sur le mouvement des nationalités et, face à tout ce qui se passe en Europe aujourd’hui, notamment à l’Est, je retrouve beaucoup d’éléments qu’il pointait, parmi les tout premiers, déjà à l’époque. Et puis il y avait évidemment Labrousse, qui dispensait des cours d’histoire économique et sociale. Ce qui, pour une bonne part, peut paraître aujourd’hui suranné, mais était alors très neuf, avec une approche quantitative marquée. Ce type d’histoire faisait le lien avec d’autres sciences sociales, notamment la sociologie, avec des gens comme François Simiand ou Maurice Halbwachs. C’était bien là un souffle nouveau.

Par ailleurs, Labrousse était étroitement lié à l’école des Annales (sans en être l’un des principaux piliers) et s’occupait de l’Institut Marc-Bloch, qui était un des lieux novateurs pour la discipline historique. Celle-ci était donc plutôt conservatrice, mais avec des gens brillants, curieux, qui savaient beaucoup de choses. Et j’étais, à l’époque, particulièrement admirative de Labrousse.

Après la guerre, étudiante, vous arrivez de province, jeune fille plutôt « rangée » et très croyante. Or, concernant l’Église, vous écrivez qu’il vous apparaît alors clairement que « le vaisseau prenait eau de toutes parts »

Sans aucun doute ! Si je devais donner un exemple, je décrirais comment, au cours Bossuet, où j’étais élève avant la fac, on nous parlait de la classe ouvrière comme d’une classe « malheureuse ». Mais malheureuse, pourquoi ? Parce qu’elle ne croyait pas en Dieu ! Néanmoins, c’est ainsi que j’ai pris conscience de la condition ouvrière et ai commencé à m’y intéresser. Très vite, dans les milieux catholiques que je fréquentais, j’ai rencontré des prêtres-ouvriers, qui allaient en usine partager la vie des travailleurs. Autrement dit, la classe ouvrière est devenue pour moi (un peu comme pour les bonnes sœurs) une espèce de terre de mission où il s’agissait de s’investir et d’aller vers l’autre. C’est devenu très fort en moi. Je me rendais bien compte que s’exerçaient là plein de conflits – puisque les prêtres-ouvriers ont très vite été, sinon excommuniés, du moins interdits par l’Église. C’est ainsi que j’ai pris conscience que, par rapport aux idées qu’elle professait, l’Église prenait en effet eau de toutes parts !

Diplômée, devenue professeure dans un lycée de jeunes filles (de la bonne société) à Caen, vous adhérez brièvement au PCF avec votre mari. Vos questionnements sur la « condition ouvrière » vous amènent alors à travailler sur l’histoire ouvrière. C’est nouveau à l’époque…

C’est exact. Mais je ne suis pas toute seule à ce moment-là ! Labrousse a des quantités d’élèves, de thésards. Certains travaillent sur la bourgeoisie, d’autres sur les paysans, et un certain nombre sur le monde ouvrier. Il y a eu trois thèses, à la toute fin des années 1960, sur cet univers : l’une sur les mineurs de Carmaux, une autre sur les ouvriers du Lyonnais, et la mienne, que j’ai soutenue en 1971 (et publiée chez Mouton en 1974), sur la grève. Ce que nous avons voulu faire à l’époque, c’étaient des travaux universitaires à part entière sur ces questions. Et amener celles-ci au sein de l’Université.

Assez vite, vous orientez vos recherches vers ce qui constitue la deuxième partie de cette sélection de vos ouvrages, intitulée « Murs, marges ». Comment se produit cette bifurcation ?

Après Mai 68, l’atmosphère intellectuelle a changé, et l’histoire en est profondément touchée : la discipline s’élargit à des quantités de sujets. Et puis, il faut le souligner, il y a surtout la pensée de Michel Foucault, qui, sur ce point, joue un rôle absolument majeur puisqu’il explique que, pour comprendre une société, il ne faut pas se contenter d’en observer le centre, mais justement aller regarder les marges.

Il y a aussi, en 1971, les grandes révoltes dans les prisons, comme à Toul ou à Nancy, et au même moment ou presque, aux États-Unis, à Attica, dans l’État de New York, une révolte réprimée dans le sang, avec de nombreux morts. C’est à ce moment-là que Foucault, avec son compagnon Daniel Defert, mais aussi Jacques et Danielle Rancière et Gilles Deleuze, a lancé le Groupe d’information sur les prisons (GIP), qui se voulait un espace de collaboration entre les intellectuels et les détenus. Des intellectuels qui insistaient sur le fait qu’ils refusaient de se substituer aux détenus pour, au contraire, leur donner la parole.

Cela renvoie à une question très en vogue, voire une quasi-obsession pour les militants mais aussi les intellectuels, à partir de Mai 68, qui était : « D’où parlez-vous ? » C’était aussi un questionnement sur la position de l’intellectuel, du chercheur…

L’histoire, pour moi, était aussi une manière de ne pas parler de moi. C’était aller voir ailleurs. C’est ce qui m’intéressait au premier chef. Et c’est vrai que l’interrogation « D’où parlez-vous ? » devient centrale après Mai 68. C’est aussi une époque où l’on analyse toutes les disciplines, de la philosophie à la sociologie mais aussi à l’histoire, comme une production. Et une production qu’il s’agit de déconstruire (comme l’a bien théorisé Jacques Derrida).

En ce qui concerne l’histoire, on la pense alors en tant que récit produit par des -individus dans un temps particulier, qui ont un regard particulier. Et, au fond, l’histoire est le récit que produit ce regard. Paul Ricœur a d’ailleurs été l’un de ceux qui, les premiers, ont mis l’accent sur l’écriture de l’histoire. Et sur l’environnement ou les conditions dans lesquelles cette écriture intervient, est produite.

Vous allez devenir l’une des premières chercheuses à défricher l’histoire des femmes. Comment en venez-vous à travailler sur les femmes en histoire ?

Il y a eu Mai 68 bien sûr : les femmes sont là, mais on ne parle pas d’elles, ou très peu. Surtout, il y a eu 1970 et la formation du MLF. Cela m’a rendue vraiment joyeuse, sans que j’aie pour autant jamais été une dirigeante du MLF. Je manifestais mon enthousiasme comme militante de base, en allant dans les réunions et les manifestations, en signant et en faisant signer des textes.

Avec ma collègue angliciste et amie Françoise Basch, à Jussieu, dans ce qui s’appelait encore l’université Paris-VII, nous avons fondé un groupe d’études féministes en 1973. Et quasiment au même moment, avec deux autres collègues, nous avons organisé un cours sur l’histoire des femmes. Il faut dire que nous étions alors les toutes premières enseignantes ou chercheuses femmes. Lorsque Labrousse m’a proposé de devenir son assistante de recherche à la Sorbonne, en 1961, j’étais la seule femme !

Avec ce groupe de recherche et d’enseignement sur les femmes, quels ont été les principaux sujets sur lesquels vous, toutes et tous, avez commencé à travailler ?

Nous avons commencé essentiellement sur l’idée des femmes victimes, les questions relatives à l’avortement ou, plus largement, les femmes opprimées. Mais l’idée majeure était de rendre les femmes visibles, car on ne parlait jamais de leur histoire. Il s’agissait d’abord de rompre avec cela. Tirer les femmes de l’ombre, parler d’elles. Et montrer que les femmes n’avaient pas toujours été passives, mais actives, actrices. Rendre visibles les femmes en soulignant qu’elles avaient voulu parler, travailler, revendiquer, exister – et se révolter… C’était d’abord cela qui nous attirait. D’où des recherches, nombreuses, sur les femmes dans les grèves, durant la révolution de 1848, la Commune et ensuite. Et surtout sur le mouvement féministe.

J’ai ainsi donné beaucoup de sujets de thèse : à Florence Rochefort, à Laurence Kiejman (sur le mouvement féministe sous la IIIe République), à Sylvie Chaperon (le féminisme au temps de Simone de Beauvoir), à Christine Bard (durant l’entre-deux-guerres), etc. Nous avons tenté d’éclairer tout un pan d’histoire qui, finalement, avait été ignoré, ou plutôt délaissé. Cela se poursuit, heureusement, aujourd’hui !

(1) Le Chemin des femmes, Michelle Perrot, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1 184 pages, 32 euros.

Michelle Perrot Historienne.

Société
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