Trois voix contre la réforme des retraites

Pierre Khalfa, coprésident de la fondation Copernic, Baptiste Giraud, membre du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail, et Danielle Tartakowsky, historienne, nous livrent leur sentiment sur le mouvement social.

Olivier Doubre  et  Agathe Mercante  et  Victor Le Boisselier  • 8 janvier 2020 abonné·es
Trois voix contre la réforme des retraites
© Une marche au flambeau à l’appel de la CGT, le 2 janvier, à Marseille.GERARD JULIEN/AFP

« Organisons un référendum »

Pierre Khalfa Coprésident de la fondation Copernic, membre d’Attac, ancien porte-parole de l’Union syndicale Solidaires.

« Les jours qui viennent seront décisifs. Un des gros risques est la désunion du front syndical. Les manœuvres gouvernementales ont débuté avec l’acceptation de la proposition de la CFDT d’organiser une conférence sur le financement des retraites ou l’annonce de concessions sur l’âge pivot, mais sans remise en question de cet âge pivot. La stratégie de l’exécutif est de laisser pourrir le mouvement en espérant qu’il s’épuise et qu’il ne soit plus soutenu par la population, comme c’est le cas aujourd’hui. Le gouvernement veut aller vite, avec une présentation de la réforme au Conseil des ministres le 22 janvier. Après, au Parlement, on ne sait jamais comment les choses peuvent se passer.

Seule la ténacité permettra d’éviter un passage en force. Le problème, maintenant, est donc d’élargir le mouvement, car il repose seulement sur quelques secteurs. Beaucoup de salarié·es opposé·es à la réforme ne se mobilisent pas. Élargir tout en gardant cette configuration de deux ou trois manifestations par semaine n’est pas contradictoire. Il faut des moments où l’on se retrouve. Dans les petites entreprises, par exemple, c’est compliqué de rester mobilisé. Les temps forts donnent la possibilité de se rassembler, tout en permettant d’autres actions en dehors de ces moments-là.

L’objectif est vraiment de mettre le gouvernement face à ses responsabilités. Devant le Conseil économique, social et environnemental, le Premier ministre a dit qu’il n’y aurait “ni vainqueur, ni vaincu”. Alors prenons-le au mot. Organisons un référendum afin de faire de la démocratie un juge de paix. Plutôt que le projet de loi soit proposé au Parlement, qu’il le soit directement au peuple, cela constituerait une sortie du conflit social par le haut. Alors, bien sûr, il faut aussi proposer un projet alternatif, car il faudra bien aller négocier une réforme des retraites qui ne soit pas régressive. Mais, avant tout, il faut obtenir un retrait. »

« Les syndicats auraient beaucoup à perdre d’un passage en force »

Baptiste Giraud Maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille, membre du Laboratoire d’économie et de sociologie du travail.

« Il faut rester prudents dans nos pronostics : il y a un mois, nous aurions été peu à prendre le pari que cette mobilisation tiendrait cinq semaines. Et il est normal qu’aujourd’hui les syndicats cherchent à élargir la mobilisation : il sera plus difficile pour le gouvernement d’isoler et de délégitimer l’action des grévistes si elle s’élargit au-delà des secteurs dits “protégés”. On voit d’ailleurs qu’il fait certaines concessions pour éviter l’extension. Les syndicats auraient beaucoup à perdre d’un passage en force.

Les organisations les plus engagées (CGT, FO, Unsa), qui ont réussi à mobiliser les salarié·es et à faire tenir cette mobilisation, pourraient se trouver en difficulté pour remobiliser à l’avenir si elles n’obtenaient pas la moindre concession. Les syndicats réformistes (CFDT, CFTC) pourraient aussi être discrédités. Cela affaiblirait Laurent Berger. Le syndicalisme pragmatique et réformateur qu’il prétend incarner ne peut se légitimer que s’il y a en face un patronat ou des gouvernements disposés a minima à faire un geste. L’échec de cette mobilisation serait un camouflet supplémentaire pour les organisations syndicales après la réforme de ­l’assurance-chômage et la fusion des institutions représentatives du personnel. Même les plus réformistes avouent : “On veut bien négocier, mais pour cela il faut être deux.”

Malgré les blocages des transports, les grandes mobilisations interprofessionnelles sont plutôt soutenues par l’opinion publique, et c’est une ressource importante pour légitimer le mouvement face aux stratégies de démobilisation des médias et du gouvernement. Elles connaissent d’ailleurs leurs limites : macro-économiquement, l’impact des grèves est assez faible. Certes, certains secteurs sont touchés, comme l’hôtellerie, mais généralement l’activité se reporte sur d’autres secteurs. Le recours aux VTC explose en ce moment, par exemple. Le coup de force serait que la grève s’organise aussi dans le secteur privé ; là, cela impliquerait le patronat, qui est pour l’instant le grand absent de ce débat. »

« Un blocage institutionnel »

Danielle Tartakowsky* Historienne à l’université Paris-8.

« Nous vivons la grève la plus longue que l’on ait jamais connue – même s’il y a eu des grèves sectorielles, mais c’est très différent. Le point particulier est qu’en l’espèce nous avons un gouvernement, face à ce mouvement, qui ne répond pas aux questions centrales posées par les grévistes. Il ne s’adresse clairement qu’à la CFDT, à l’UNSA et à la CGC, tirant délibérément un trait sur les autres composantes qui sont au cœur du mouvement. Cela crée une situation qui laisse en place les problèmes posés par ceux qui se sont mobilisés, sans répondre à leurs préoccupations, donc assez lourde pour l’avenir. Or, quand des questions restent ouvertes et que l’on se heurte à un mur, cela ne crée pas une situation très saine pour la construction d’un devenir en commun.

Pour autant, on sent bien que se dégagent des contradictions internes au sein de la majorité, même si le pouvoir dispose d’une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Emmanuel Macron joue ici un ensemble de syndicats contre d’autres ; c’est un pari, un choix, qui peut être lourd de conséquences. Je pense pour cela que l’on est dans une situation dangereuse, peut-être pas à court terme, mais dangereuse quand même.

On voit aussi le problème des institutions françaises. Si l’on compare avec celles des États-Unis ou du Royaume-Uni, il y a chez eux des contre-pouvoirs institutionnels qui continuent à fonctionner, nonobstant des tendances lourdes à la tête des exécutifs. Alors que les institutions françaises produisent un vrai blocage, puisqu’elles ne laissent aucun espace à l’expression démocratique dans sa complexité. Ainsi, la situation d’aujourd’hui risque de laisser des traces. C’est pour cette raison que je parlais de situation dangereuse… »

  • Dernier ouvrage paru : L’État détricoté. De la Résistance à la République en marche (avec Michel Margairaz), éd. du Détour, 2018.
Économie Travail
Temps de lecture : 6 minutes

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