Élections municipales : construire une politique de la rencontre

À l’approche des élections municipales, un collectif de personnalités et de militants invite élus, candidats et citoyens à imaginer, dans leurs territoires, des politiques de la rencontre. Une réinvention, ambitieuse et nécessaire, permettant de repenser notre rapport au territoire et de construire des liens de solidarité par-delà l’Occident, l’humain et le visible.

Collectif  • 27 février 2020
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Élections municipales : construire une politique de la rencontre
© Jiang Kehong / XINHUA / AFP

S’engager contre l’uniformisation des mondes

Se rappelle-t-on depuis quand nos rêves d’émerveillement et de poésie ont à jamais été brisés ? Notre monde n’en finit pas de s’uniformiser… Les reliefs deviennent plats comme des champs de betteraves. Les maisons n’ont plus les greniers d’autrefois qui nous rapprochaient des rêveries du ciel, ni les caves d’où l’on entendait, au petit matin, les grondements du sol.

L’uniformisation précarise, les territoires deviennent déséquilibrés. Leurs symboles ont été sacrifiés sur l’autel de la seule productivité, de la seule attractivité. Les modèles économiques successifs les ont vidés de beauté et de sens. On nous impose de traverser notre époque comme nous traversons trop souvent la rue : en allant d’un point à un autre sans écouter, voir et sentir ce qui nous entoure – un arbre, un murmure, une ombre, un sourire.

Or, briser le lien c’est légitimer l’instrumentalisation des êtres vivants non-humains et ainsi participer à l’érosion de la biodiversité. Construire une société sur une l’uniformisation ensuite, c’est laisser sur le bas-côté tous les individus qui ne peuvent ou ne veulent pas suivre cette démarche. Les animaux et les plantes aux temporalités très différentes des nôtres. Les milieux populaires tenus à l’écart des opportunités. Les minorités oubliées et saccagées. Les espaces ruraux enclavés. Les villes petites et moyennes, complètement phagocytées par l’emprise métropolitaine.

L’uniformisation des sociétés occidentales a achevé de détruire ce qui faisait pourtant la fierté des communautés : la diversité et la rencontre de l’altérité. En manipulant la différence, elle a fini par gommer ce qui nous relie à tous les êtres vivants : nous sommes les habitants d’une seule et même planète, à la fois puissante et fragile. Fils et filles de l’entre-deux siècles, nous sommes les enfants de la perte de lien et de sens. Nous sommes les enfants du vide.

Réapprendre à vivre ensemble !

Face aux précarités du monde et au désenchantement des territoires, nous affirmons notre refus et opposons notre résistance. L’avenir mérite une autre lecture. Nos vies méritent un autre avenir. Nous l’oublions souvent mais vivre dans l’émancipation, vivre ensemble, a toujours été une question de lien. Car humains et non-humains sont vulnérables et s’émancipent par la rencontre.

Face aux scénarios ténébreux à venir et aux perspectives d’effondrement, nous avons besoin, à nouveau, de nous sentir appartenir à quelques communs qui ne sont la propriété de personne mais qui nourrissent l’âme d’une lumière nouvelle. Nous avons besoin de chants, d’animaux et de plantes dans nos vies. Nous avons besoin de récits collectifs qui transcendent les générations et prient la pluie de revenir sur des terres cendrées. Nous avons besoin d’une nouvelle résilience, qui se tricote de nos liens avec les autres êtres vivants et irrigue nos réseaux locaux.

Les travaux de la philosophe Corine Pelluchon aide à comprendre les liens qui transcendent nos parcours de vie. Vivre, c’est nécessairement « vivre de » différentes ressources et projets qui finiront par traduire une trajectoire singulière. Vivre demande également de « vivre avec » la pluralité des êtres qui coexistent avec nous dans un environnement donné : nos gestes et nos actes conditionnent par effet de miroir leurs conditions de vie, pour le meilleur comme pour le pire.

Il y a un certain sentiment de vertige et d’humilité à penser qu’une partie de nos vies ne nous appartient pas. Nous mettons nos pas dans ceux d’une longue série de générations, de penseurs et d’acteurs qui, avant nous, ont dessiné des chemins de crête, construit des villages, célébré sur les places publiques des évènements enracinés dans l’histoire de leur territoire.

Le paysage que nous arpentons aujourd’hui porte les traces de l’héritage de ces prédécesseurs que nous ne rencontrerons jamais. Leurs fantômes nous invitent sans cesse à (re)considérer notre présent et à prendre conscience que nous façonnons aussi les conditions d’existence des prochaines générations. « Vivre le territoire », c’est donc enfin « vivre pour » ces esprits qui nous ont précédés, et pour celles et ceux qui cultiveront la terre une fois notre chemin terminé.

Construire une politique de la rencontre, faire vivre un monde de relations

Faire danser les pluralités de la vie en une seule et même ronde invite à penser l’action politique de manière radicalement différente. Les hommes et les femmes politiques pourront-ils un jour mettre leurs égos de côté pour penser enfin la relation à l’échelle de l’expérience partagée ?

L’anthropologue Pierre Clastres martelait déjà à la tribune qu’un bon leader n’est jamais patron ni décisionnaire. Il est un agent de liens, un ambassadeur de diversités, un messager de mondes et d’interfaces relationnels. L’échelon local permet un tel déplacement de valeurs. En prenant en compte leur singularité et leurs enjeux, à toutes les échelles, les territoires peuvent devenir le théâtre de l’une des seules politiques systémiques que la pensée est en mesure d’offrir : une politique de la rencontre.

Rencontrer, c’est faire “un mouvement de retournement” pour reprendre l’expression du philosophe Malcom Ferdinand, afin de regarder le monde droit dans les yeux et lui offrir sa singularité pour mieux accueillir en retour celle des autres. Bien plus qu’une simple “co-existence”, une rencontre pleine et entière propose d’élargir l’horizon des possibles en une multitude de fragments. Elle est le guerrier qui rend les armes ou l’homme d’affaires qui suspend sa course effrénée pour offrir un sourire et quelques mots aux passants. Elle est le bateau qui s’arrête sur chaque île pour comprendre des trésors cachés d’enseignements au lieu de viser une traversée rapide.

La rencontre est un jardin partagé, des spectacles vivants dans les rues, une caravane de saveurs, un nomade venu de loin pour partager ses mains. La rencontre, c’est aussi l’entreprise multinationale qui arrête de dévorer les ressources d’un monde aux limites finies pour innover et entreprendre différemment. Ce sont les amérindiens d’Amazonie qui acquièrent enfin la place qu’ils méritent dans les modèles sociaux des terres de Guyane. Ce sont les humains qui partagent espaces et ressources avec le loup et l’ours. C’est le rural qui réclame justice à l’urbain, les antilles à la métropole ; les Sud aux Nord, les dominés aux dominants.

La rencontre, c’est une invitation à oser, à lire, à écouter, prendre le temps de comprendre l’autre pour ce qu’il est et non pour ce qu’on voudrait qu’il soit. Ne nous méprenons pas, il est difficile d’entrer en relation, de comprendre et de s’ouvrir à la différence. Il est tout aussi difficile de maintenir des relations sans effriter leur qualité, sans laisser entrer, par des chemins de traverse, des conflits, des manipulations, des formes de domination inconscientes qui finissent toujours par détruire le don du monde : sa diversité et sa pluralité.

Nous pouvons aussi être rattrapés par des tentations au repli sur soi. Le sur-individualisme est un démon. Il retoque sans cesse à la porte lorsqu’une amitié ou un amour vient à se défaire, lorsqu’une une difficulté professionnelle et personnelle vient rompre une trajectoire qu’on imaginait déjà tracée.

La rencontre, c’est également accorder de la place à l’autre, humain comme non-humain. Il est encore plus difficile de s’ouvrir à un dialogue juste et solidaire avec le non-humain, ce grand impensé qu’il devient urgent de redécouvrir pour son agentivité et son droit, lui aussi, à fabriquer des mondes…

Finalement, la rencontre est une méthode pour donner à chaque citoyen la capacité de s’approprier l’espace public, de participer aux décisions collectives, de faire du territoire autant un droit d’usage qu’un devoir de relation. Faire des territoires un monde de liens semble ouvrir un chemin de randonnée bien complexe pour les sociétés humaines… Cultiver cette écologie relationnelle que nous appelons de nos vœux nous apparaît pourtant comme la seule voie pour allier cause sociale et environnementale en un horizon commun et partagé. C’est la promesse universelle de cultiver, dans les rues de nos territoires, les symboles de l’altérité.

Cette tribune a été initiée par :

Flora Clodic-Tanguy, journaliste, accompagnatrice de projets engagés

Damien Deville, géo-anthropologue et co-auteur de “Toutes les couleurs de la Terre”

Pierre Spielewoy, juriste et anthropologue et co-auteur de “Toutes les couleurs de la Terre”

Premiers signataires :

Léna Abbou, administratrice de la Fonda Jonathan Attias, désobéissance fertile Guillaume Bagnolini, médiateur scientifique et chercheur associé en philosophie au LISIS Rémi Beau, philosophe Dominique Bourg, philosophe Franck Calis, réalisateur Marine Calmet, juriste et présidente de Wild Legal Yves Cochet, président de l’Institut Momentum et ancien ministre de l’environnement Isabelle Dangerfield, actrice Cyril Debard, étudiant en philosophie Pascale d’Erm, auteure de “Natura” Kady Josiane Dicko, ingénieur en environnement et militante africaniste François Dubreuil, Unis pour le Climat Audrey Dufils, membre de la bascule, facilitatrice et formatrice en Intelligence Collective Andreas Eriksson, doctorant en psychologie sociale Malcom Ferdinand, philosophe et auteur de “écologie décoloniale” Mathieu Foudral, formateur en permaculture, Prise de Terre Didier Fradin, Compagnon de l’archipel de la transition François Gicqueau, militant écologiste, cofondateur de nature et conscience africaine Clotilde Géron, étudiante en anthropologie et égyptologie Anne Guillou, fondatrice de How Lucky We Are Guillaume Holsteyn, entrepreneur social Mathilde Imer, fondatrice des Gilets Citoyens et coordinatrice de campagne chez On est prêt Vincent Laurent, consultant social média et producteur de TravailAuVert pour radio campus Toulouse. Julien Lecaille, militant des communs et de la transition lillois Marc Lepelletier, producteur de Petit Manuel de résilience Flora Magnan, cofondatrice de Human Conet Pascale Osma, Collectif pour le climat Anne Pastor, journaliste Bruno Paternot, comédien Marie Pochon, déléguée générale de Notre Affaire à Tous Matthieu Ponchel, réalisateur et fondateur de Climat Social André Rebelo, cofondateur de climat social Yvan Saint-Jours, co-rédacteur en chef d’Yggdrasil Agnès Sinaï, auteure et cofondatrice de l’institut Momentum Alexia Soyeux, productrice du podcast Présages Alexis Tiouka, juriste, experts en droit des peuples autochtones Marion Véber, Fondation Danielle Mitterand Nicolas Voisin, coopérateur à La Suite du Monde Julien Loyer, directeur général de Bleu Blanc Zèbre L’association Joinville les prés.

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