« Je cartographie le fait accompli israélien »

Cartographe palestinien, expert lors des négociations avec Israël, Khalil Tafakji est, par son métier, l’un des meilleurs observateurs de l’extension incessante de la colonisation israélienne.

Olivier Doubre  • 12 février 2020 abonné·es
« Je cartographie le fait accompli israélien »
© La colonie israélienne de Har Homa, à Jérusalem-Est, un site connu par les Arabes sous le nom de Jabal Abu-Ghneim.YUVAL NADEL/AFP

Palestinien de Jérusalem, né juste après 1948 et la Nakba (« la catastrophe », comme son peuple appelle la création -d’Israël), Khalil Tafakji est devenu cartographe après avoir été formé à Damas, en Syrie. Lorsque le leader palestinien Fayçal Al–Husseini crée, en 1983, la Société d’études arabes, celui-ci l’appelle pour créer un département de cartographie et « dresser notre propre carte de la Palestine ». Comme il est encore possible pour un Palestinien d’arpenter la Cisjordanie, mais sans données ni moyens, il inscrit sur ses cartes, à partir de relevés sur le terrain, l’emplacement des anciens villages palestiniens détruits ou les implantations -croissantes des colons -israéliens. Se présentant comme un « technicien », il assiste bientôt l’OLP et l’Autorité palestinienne de Yasser Arafat lors des négociations successives, de Madrid à Taba, d’Oslo à Camp David. Non sans déplorer parfois l’impréparation des négociateurs palestiniens face à des Israéliens efficaces. Depuis près de quarante ans, il documente, cartes à l’appui, chaque mètre de la progression de la colonisation israélienne dans les Territoires occupés – avec, aujourd’hui, le GPS, des images satellites et des ordinateurs… Il publie aujourd’hui des « chroniques géographiques de la colonisation israélienne ».

En 1983, vous vous lancez dans la cartographie de la Palestine, alors qu’aucune carte « palestinienne » n’a été dressée depuis 1948. Comment avez-vous surmonté les difficultés ?

Khalil Tafakji : Nous avons vraiment commencé à créer ce département à partir de rien ! Et, en 1983, nous n’avions évidemment aucun ordinateur. Les premières cartes que nous avons dénichées (comme une carte britannique datant de 1943) avaient été faites à une très petite échelle, ce qui ne nous permettait en aucun cas de relever des détails. Je me souviens que nous en avons trouvé une dans une vieille librairie française. Puis nous avons pu aller à la bibliothèque de la Knesset, pour pouvoir comparer notre premier travail avec les cartes israéliennes de l’époque. Nous avons fini par publier ce qui était la première carte palestinienne de notre pays ! Maintenant, bien entendu, nous avons des ordinateurs, des images satellite, des photos aériennes, le GPS. Et nous disposons de quantité de données, et de données actualisées…

En 1995, vous allez remettre à Yasser Arafat une carte montrant la discontinuité extrême du territoire alloué aux Palestiniens. Et vous le rendez furieux lorsque vous lui dites, en commentant la carte, « vous n’avez pas d’État ! »

Je ne fais que lui expliquer la carte que je venais de lui mettre entre les mains et qui montrait, notamment pour Jérusalem, la succession des tailles de la ville sous l’Empire ottoman, sous le mandat britannique, puis avec Israël… Je lui ai donc dit de faire très attention lorsque la discussion viendrait sur Jérusalem, car ce même nom peut recouvrir des réalités tout à fait différentes. Et d’exiger de négocier avec des cartes actualisées ! Or la Cisjordanie « palestinienne » semble une « peau de léopard », c’est-à-dire sans aucune continuité territoriale, avec différentes zones où les pouvoirs réels de l’Autorité palestinienne varient d’une couleur à l’autre. Il est donc clair que celle-ci ne dispose pas d’une véritable souveraineté sur le territoire…

© Politis

Vous montrez que les négociateurs palestiniens, outre qu’ils sont issus de la diaspora, sont pour la plupart mal préparés.

C’est exact. Même si, avec le temps, les choses évoluent. Mais, en effet, les membres de nos délégations ont trop longtemps pensé qu’on allait pouvoir arriver à un accord sans trop de difficulté. Comme les Arabes ont l’habitude de le faire, après de longues palabres… Je me suis efforcé de les mettre en garde. Je leur ai dit : « Ne croyez pas vous en tirer de cette façon ; ces gens sont décidés et seront impitoyables. Ce n’est pas une discussion comme nous en avons l’habitude, entre Arabes ! » Et je crois que nous avons longtemps péché par ce genre de mentalité.

Quelle a été votre réaction au plan Trump proposé il y a quelques jours ?

En tant que technicien, je n’ai pas du tout été surpris par son contenu. Car c’est celui des Israéliens depuis les lendemains de la guerre de 1967 : s’étendre au maximum. Cela comprend le sous-sol, les terres et l’espace aérien : tout doit être sous contrôle israélien. Nous ne devons avoir aucune souveraineté sur la région. C’est à prendre ou à laisser ! Or nous ne pouvons que tout laisser… Puisque nous, Palestiniens, sommes d’ores et déjà dans une prison à ciel ouvert.

Qu’est-ce que ce plan octroierait aux Palestiniens ?

Rien du tout ! Pour la seule question de notre capitale, il prévoit que les Palestiniens utilisent un petit faubourg extérieur à Jérusalem, en dehors de la ville, et même de la vieille ville qui, elle, doit être sous entier contrôle israélien. Ce faubourg s’appelle Abou Dis, mais il prévoit que nous pourrions l’appeler Jérusalem-Est ! C’est tout simplement inconcevable ! Paris est Paris ; vous ne pouvez pas dire tout à coup que Pantin ou Neuilly s’appellerait Paris pour une partie de la population ! En outre, les Palestiniens n’exerceraient de souveraineté nulle part. La « souveraineté » proposée se limiterait à permettre aux Palestiniens de rentrer dormir dans leurs maisons le soir et d’aller à leur travail le matin – s’ils ont la chance d’en avoir ! C’est se soumettre à une prison à ciel ouvert. Et la vallée du Jourdain, soit 27 % de la Cisjordanie, serait dédiée exclusivement à l’agriculture israélienne.

Que pensez-vous de la fameuse « solution à deux États » ?

Elle n’existe plus. Elle n’est plus envisageable surtout. Nous aurions bien deux « États », mais si l’on veut se représenter l’image d’une maison, ils seraient superposés : l’un arabe, souterrain et discontinu, soumis en dessous d’Israël, avec des tunnels et des routes qui font communiquer (après mille détours) les différents villages ; l’autre est constitué des colonies et installations israéliennes, la plupart sur les sommets, qui forment le premier étage, et surtout qui croissent sans cesse en nombre, en superficie et en nombre d’habitants. Pour vous faire une idée, lorsque nous sommes allés en 1991 aux négociations de Madrid, les colons en Cisjordanie étaient 105 000. Aujourd’hui, ils sont 470 000, auxquels il faut ajouter les 260 000 de Jérusalem, soit plus de 730 000 ! En trente ans à peine, leur nombre a été multiplié par sept… C’est aujourd’hui le cœur de mon métier, malheureusement, que de constater leur progression incessante, en cartographiant le fait colonial accompli israélien.

Pourquoi les Palestiniens n’adopteraient-ils pas comme stratégie de reconnaître qu’il n’y a qu’un seul État avec deux populations en son sein et engager alors une lutte pour que ces deux populations jouissent des mêmes droits ?

Certains ont évoqué cette possibilité, même à la Knesset, le Parlement israélien. Mais le problème est que les Israéliens redoutent par-dessus tout le facteur démographique. Les Palestiniens sont quelque deux millions à Gaza et trois millions en Cisjordanie, en comprenant Jérusalem, soit près de cinq millions. Ils sont plus d’un million et demi en Israël. Sans même parler des réfugiés à travers le monde (dont plus de quatre millions en Jordanie), il y aurait ainsi près de sept millions de Palestiniens, et environ autant d’Israéliens non arabes. Ce qui voudrait dire que, quelques années plus tard seulement, les Palestiniens deviendraient majoritaires. Il n’y aurait donc plus un « État juif » ! C’est d’ailleurs pourquoi Avigdor Lieberman, le leader d’extrême droite israélien, tout comme Trump, veulent annexer les colonies juives et le plus de terres possible, en n’englobant pas les zones où s’entassent les Palestiniens. Mais c’est un problème sérieux pour eux : annexer l’ensemble de ce qu’ils appellent la « Judée et Samarie » (la Cisjordanie) pourrait rendre les Juifs minoritaires. Or ils veulent un « État 100 % juif » !

Khalil Tafakji Cartographe et négociateur palestinien, auteur de 31° Nord, 35° Est. Chroniques géographiques de la colonisation israélienne, La Découverte, 256 pages, 19 euros.

Monde
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