Gratuité des transports en commun : dépasser les passions

Membre du Collectif lyonnais pour la gratuité des transports en commun, Vincent Krakowski, revient sur cette mesure complexe, qui suscite un débat polémique, sans chercher à en simplifier les tenants et aboutissants.

Vincent Krakowski  • 12 mars 2020
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Gratuité des transports en commun : dépasser les passions
© Photo : PHILIPPE DESMAZES / AFP

Deux tribunes ont été publiées récemment par Politis.fr sur la question du passage à la gratuité des transports en commun sur la métropole lyonnaise. La première publiée par la liste Lyon en commun défend cette mesure, la seconde, publiée en réponse par deux candidat·es de la liste Europe Écologie-Les Verts (EELV) en conteste la pertinence. Pour défendre sa position, chaque liste invoque l’urgence climatique et le caractère social ou au contraire antisocial de la gratuité. Au-delà de ces positionnements politiques, qu’en est-il ?

Le collectif lyonnais pour la gratuité des transports en commun propose une analyse critique des arguments avancés contre la gratuité sans chercher à cacher les difficultés qu’une telle mesure présente.

Ce texte propose ainsi de revenir sur trois thématiques régulièrement abordées lorsqu’il est question de gratuité des transports en commun : son caractère social notamment en comparaison avec des tarifications solidaires, son efficacité au regard du report modal qu’elle permettrait et son financement.

La gratuité des transports en commun constitue-t-elle une mesure sociale ?

L’un des arguments régulièrement avancés contre la gratuité des transports en commun, repris par les auteur·es de la tribune de EELV, est qu’il s’agit d’une mesure antisociale puisque « l’argent public doit financer la solidarité auprès des plus pauvres et vulnérables ». L’idée défendue ici est que chacun·e doit payer à la hauteur de ses moyens à l’aide d’une tarification adaptée à sa situation. Nous pensons que cette idée est discutable pour trois raisons.

Tour d’abord nous contestons l’idée que le passage à la gratuité priverait nécessairement la collectivité des ressources des personnes en mesure de payer le service offert par les transports en commun. Dans une optique de développement des infrastructures de transport en commun, nécessaire pour répondre à une demande croissante, il s’agira de trouver des sources de financement en mesure de remplacer les recettes commerciales. Cela passera inévitablement par une hausse des contributions des entreprises et des collectivités, c’est-à-dire par l’impôt et les cotisations sociales.

Deuxièmement, différentes enquêtes montrent qu’un certain nombre d’ayants droits aux tarifications solidaires ne les demandent pas. Par exemple, une étude publiée par Ile-de-France Mobilités en juillet 2014 estime que 64% des ayant droits touchant le RSA socle recourent effectivement à la tarification solidaire (p.14-15) mais que 35% des ayant droit au RSA socle ne le demandent pas. C’est donc finalement 42% des ayant droits de cette catégorie de population qui bénéficient de la tarification solidaire. L’étude du LAET commandée par le Sytral et citée par les deux tribunes suscitées, soulève également ce problème (p. 57) :

Il apparaît en effet une part significative des personnes à bas revenu (inférieur à 1 000 € mensuels) puisque c’est le cas de 17% des porteurs de tickets (et 15% ayant entre 1 000 et 1 500 € de revenu). Alors que ces personnes seraient en droit de bénéficier des tarifs sociaux offerts par le réseau. Il s’agit là d’un effet bien connu des spécialistes de la tarification sociale, qui soulignent que la précarité des personnes concernées les rend plus rétifs à réclamer les droits dont ils bénéficient.

L’étude réalisée sur Dunkerque par l’association VIGS suite au passage à la gratuité des transports en commun est à ce titre instructive : elle rappelle les difficultés perçues par les plus précaires pour payer des abonnements à des prix pourtant jugés très modestes.

Il convient de ce point de vue de relever le caractère discriminant des tarifs sociaux, concernant des populations au RSA ou CMUC, qui nécessitent des modalités administratives répétitives qui les mettent systématiquement à l’index. Le résultat est le renoncement.

Enfin, une raison plus conceptuelle, également abordée par Lyon en Commun, concerne la défense plus large de la gratuité des communs comme projet de société. Il nous semble ainsi que l’idée même de marchandisation du monde est incompatible avec une vision sociale et écologique ambitieuse.

La gratuité des transports en commun constitue-t-elle une mesure efficace pour réduire la place de la voiture sur la métropole ?

L’étude du LAET citée précédemment semble très claire sur ce point comme le souligne les candidat·es à EELV :

L’analyse du report modal montre que ces nouveaux clients viendraient principalement de la marche à pied et du vélo et non d’un abandon de la voiture.

En réalité, l’analyse du report modal produite par le LAET n’est pas aussi tranchée que cela : la figure 3.8 de l’étude montre que le passage à la gratuité conduirait à une baisse d’environ 92 000 déplacements à pied, 11 000 à vélo et 59 000 en voiture sur la métropole. Il n’y a donc effectivement pas un « abandon » de la voiture et la marche à pieds est particulièrement affectée par le passage à la gratuité. Le vélo, s’il est également très affecté en valeur relative, ne constitue pas le premier vivier de nouveaux clients des transports en commun en cas de passage à la gratuité. Par contre, il y a bien une partie des automobilistes qui se mettraient à délaisser leur voiture au profit des transports en commun.

Une deuxième remarque que l’on peut faire vient de la méthode même conduisant à ces chiffres, méthode qui comprend trois biais :

  • Elle ne rend pas compte des déplacements à pied supplémentaires des personnes laissant leur voiture pour aller jusqu’à l’arrêt le plus proche de transport en commun : l’étude de Dunkerque montre que la gratuité a plutôt favorisé que pénalisé la pratique de la marche. L’étude du LAET ne permet pas de trancher sur ce point.

  • Elle ne peut rendre compte de l’aspect symbolique et psychologique du passage à la gratuité. Une étude de 2007 conduite par le MIT montre que le « prix nul » possède des propriétés particulières qui rendent les biens gratuits plus attractifs qu’ils ne le sont d’après les théories économiques classiques.

  • En dehors des biais précédents, ces conclusions ne sont valables qu’à système constant : or la gratuité des transports en commun peut constituer un signal fort en faveur d’une politique de mobilités bien plus large. Les modèles utilisés par le LAET ne peuvent pas rendre compte de l’impact promotionnel qu’une telle mesure pourrait avoir. Quel serait le report modal si la métropole mettait en place la gratuité de concert avec une augmentation de la qualité de service, un accroissement des voies de bus en site propre, un développement massif d’infrastructures cyclables et piétonnes sécurisées, une réduction du nombre de places pour la voiture en ville, la création de parkings relais conséquents au niveau des gares de banlieue, une réduction de la vitesse en ville à 30 km/h ? Il est presque impossible de prévoir les effets croisés d’une telle série de mesures mais nous pouvons imaginer que les résultats seraient alors sensiblement différents de ceux avancés par le LAET.

Bien sûr la gratuité seule ne peut renverser les pratiques de mobilité héritées de longue date : il s’agit de l’inscrire dans une politique ambitieuse visant à sortir de l’ère de la voiture individuelle.

Comment financer le passage à la gratuité des transports en commun ?

C’est la question qui revient inévitablement dans le débat sur la gratuité. Aujourd’hui, les TCL sont financés à environ 40 % par les entreprises de l’agglomération lyonnaise et des six communes limitrophes via le versement transport fixé à 1,85 % de la masse salariale, 30 % par les recettes commerciales (ventes de tickets et abonnements ainsi que la publicité), 20 % par les collectivités membres du Sytral et les 10 % restants sont constitués d’emprunts, d’aides d’État et de fonds divers.

Aujourd’hui, le déficit par habitant·es est d’environ 110€/personne/an. D’après L’étude du LAET (figures 4.9 à 4.12), en cas de passage à la gratuité, il passerait à 330-370€/personne/an dans un premier temps puis à 350-400€/personne/an à 2030 en tenant compte du nécessaire accroissement de l’offre. L’augmentation est donc conséquente. Néanmoins, rappelons que le coût d’une voiture pour un ménage est supérieur à 6000€/an en moyenne en France et que la vente de SUV a progressé ces dernières années, atteignant 40% des nouvelles immatriculations à Lyon sur les 9 premiers mois de 2019. Financer à la fois la gratuité et l’augmentation de l’offre par une augmentation de l’impôt en vue de favoriser les transports en commun (mais aussi les mobilités douces) au détriment de la voiture n’apparaît donc pas complètement hors de propos.

Le financement par un recours accru au versement transport est plus problématique car il est plafonné à 2% de la masse salariale au niveau national et restreint aux entreprises de plus de 11 salarié·es. Le porter à 2% sur la métropole de Lyon accroitrait les finances du Sytral de 30 millions d’euros environ alors que le remboursement de la moitié des abonnements des salarié·es représente aujourd’hui 45 millions d’euros qui ne seraient plus perçus en cas de passage à la gratuité. Financer le manque à gagner suite au passage à la gratuité, soit entre 330 et 500 millions d’euros en tenant compte de l’augmentation de l’offre, nécessiterait d’augmenter le VT jusqu’à 3,5%-4,35% (le plus haut niveau existant aujourd’hui en France s’élevant à 2,95% à Paris intramuros).

Il serait plus réaliste de recourir à ces deux sources de financement en parallèle : une augmentation du VT de 1% pourrait rapporter 200 millions d’euros de recettes supplémentaires, le reste, 130 à 300 millions d’euros, étant financés par les collectivités (soit environ 87 à 200€ par an et par habitant·e).

D’autres pistes, que nous ne sommes pas en mesure de chiffrer, mériteraient d’être explorées :

  • une baisse du seuil en effectif des entreprises soumises au VT, aujourd’hui fixé à 11 salarié·es, pour que tous les commerces du centre-ville qui profitent d’une infrastructure bien développée de transports en commun puissent y contribuer ;

  • une taxe sur les plus-values immobilières notamment lorsque celles-ci sont liées au développement des infrastructures de transport en commun ;

  • une réaffectation d’une partie du budget consacré à la route vers les transports en commun.

Nous l’avons vu en abordant ces trois sujets, la gratuité des transports en commun est une mesure complexe qui nécessite un débat transparent entre les citoyen·nes, les services techniques concernés, les spécialistes des questions de mobilité ou encore les syndicats. Pour le collectif lyonnais pour la gratuité des transports en commun, il faut commencer par démocratiser ce débat sans chercher à en simplifier les tenants et aboutissants.

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Tribunes

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