Les fermetures d’écoles à l’épreuve de la fracture sociale

Si la fermeture des écoles est approuvée par les acteurs de l’enseignement, cette disposition met également en lumière les fractures au sein du système scolaire, déjà affaibli par une année éprouvante.

Victor Le Boisselier  • 17 mars 2020
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Les fermetures d’écoles à l’épreuve de la fracture sociale
© Photo : NICOLAS TUCAT / AFP

C ette crise révèle beaucoup de choses. » Rodrigo Arenas pourrait parler de l’économie mondiale ou des liens entre l’épidémie et le réchauffement climatique. Mais le co-président de la Fédération des conseils des parents d’élèves (FCPE) précise, dans la foulée : « Le coronavirus révèle et accentue les inégalités sociales et scolaires. » Depuis ce lundi 16 mars, 13 millions d’élèves ou d’étudiants sont censés poursuivre leur cursus depuis chez eux grâce au CNED mais aussi grâce aux environnements numériques de travail (ENT), plateformes d’échange entre équipe pédagogique et élèves déjà bien établies dans l’enseignement secondaire. Après nombre d’ordres et contre-ordres depuis jeudi soir, les chefs d’établissement ont été chargés d’organiser la continuité de l’enseignement. Et surtout, penser l’accompagnement des plus précaires, premiers touchés par la fermeture des écoles.

« Les cours sont en ligne, mais encore faut-il que de l’autre côté on ait des élèves qui soient équipés d’ordinateurs, d’une connexion, qu’ils aient la possibilité éventuellement d’imprimer, s’inquiète Remy Reynaud, co-secrétaire départemental de la CGT Educ’action dans les Bouches-du-Rhône et professeur de sciences économiques et sociales. Plus on a affaire à des personnes précaires, plus on va avoir des difficultés à ce qu’il y ait une connexion internet. » Jeanne Robert, enseignante de lettres classiques au collège Versailles de Marseille complète : « Je trouve ça malhonnête, alors qu’on travaille au milieu de la fracture numérique, de dire : « Je mets tout sur internet « . Mes élèves, quand je leur dis de chercher quelque chose sur le web, ils cherchent sur leur téléphone, vont au CDI ou dans une bibliothèque mais très peu ont un ordinateur. Il y a une tablette qui a été donnée par le département, mais beaucoup l’ont redonné pour révision. »

« Les familles concernées doivent se faire connaître auprès de leur directeur d’école ou chef d’établissement afin de bénéficier, lorsque cela est possible d’un prêt de matériel, le cas échéant en lien avec la collectivité de rattachement », répond-on au ministère. Selon ce dernier, le nombre d’élèves n’étant pas équipé s’élève à 5%. Si le chiffre est contesté, il peut également cacher une autre réalité. « Le problème, n’est pas simplement l’accès à l’équipement, c’est l’usage qui en est fait selon le capital culturel. La manière d’utiliser les outils est un facteur d’inégalités au même titre que la manière dont on fait les devoirs », explique Rodrigo Arenas. S’ajoute à cela le problème du nombre d’appareils selon les familles, lui aussi dépendant des inégalités sociales.

Préserver les acquis avant tout

Pour assurer un suivi maximal, les équipes sont sur le front et s’organisent pour téléphoner à chaque enfant au moins une fois par semaine. Des discussions WhatsApp ont été créées et des cours vidéos ont été donnés sur la plateforme de jeux vidéos Discord. Une pratique plus difficile pour les écoles primaires, explique Catherine Da Silva, directrice d’école à Saint-Denis : « On avait un blog pour notre école, et des collègues avaient créé des blogs de classe. Mais sur les 9 classes, seules deux collègues utilisaient le numérique en interaction avec les parents. » Depuis vendredi, elle s’active pour expliquer aux parents la marche à suivre, récupérer les adresses mails. « Je pense qu’au bout du bout on aura 90% des adresses mail, mais c’est presque un exploit », souffle-t-elle.

Certains professeurs proposent également à leurs élèves de venir récupérer des pochettes pédagogiques dans les établissements lorsqu’ils n’ont pas accès à internet, pour des raisons sociales, mais aussi géographiques, comme ces 6,8 millions d’habitants de zone blanche où l’accès à internet est de mauvaise qualité. Une pratique qui devrait être permise malgré les annonces d’Emmanuel Macron. Jeanne Robert, à Marseille, s’organise : _« Je passerai au collège une fois par semaine pour récupérer les copies et remettre celle qui sont corrigées. Ça va donner un travail monstre aux profs principaux qui doivent coordonner ceux qui ont internet et ceux qui n’ont pas internet. »

Les professeurs le répètent en coeur : il n’y aura pas de continuité pédagogique, l’objectif est simplement d’éviter le décrochage. « À part les gens des classes sociales moyennes et aisés, qui peuvent prendre le temps d’enseigner des choses nouvelles, la majorité de nos équipes ne pourront pas leur enseigner des choses nouvelles, explique Catherine Da Silva, directrice d’école primaire à Saint-Denis. On va passer notre temps à essayer de préserver les acquis. On parle d’enfants entre six et dix ans. Pour dessiner une lettre, il faut que la maîtresse montre comment écrire. Un parent n’est pas forcément capable de faire ça. » À l’heure où nous écrivons ces lignes, plusieurs associations d’aide aux devoirs pour les enfants en difficulté avaient annoncé suspendre leurs activités.

Le risque du décrochage scolaire

Pour le ministre de l’Education Nationale, Jean-Michel Blanquer, « l’élève est beaucoup plus mis en autonomie que d’habitude. En contact individuel avec le professeur, c’est ainsi qu’on va avoir des phénomènes de personnalisation du chemin de l’élève. » Une réalité bien lointaine pour les professeurs de lycées professionnels. Malgré sa voix calme, son ton posé, Elise Boscherel, enseignante de lettres-histoire au lycée Louise Michel à Épinay-sur-Seine (93), est formelle : « C’est une catastrophe. Nous nos élèves, les trois-quarts ne sont pas capables de travailler seuls à la maison. » L’enjeu dépasse l’obtention du BEP en fin d’année pour les élèves de première ou l’interruption des stages, primordiaux dans le cursus. « Deux mois de trou peut mener les élèves à décrocher, s’inquiète la professeure. Le contact avec nos élèves est fondamental surtout en lycée professionnel. En lycée général, les élèves ont plus l’habitude de travailler en autonomie, ils viennent prendre le cours avec plus de distance. En professionnel, on a pas que l’enjeu des connaissances, il y a l’enjeu de venir à l’école, de continuer, de les épauler malgré des conditions sociales difficiles. »

L’un de ses collègue du lycée Alfred Costes, Germain Filoche, avance le chiffre de 15% d’élèves en décrochage dans son établissement. Lui s’inquiète également de la continuité de certaines matières manuelles ou réclamant des équipements particuliers et onéreux : « Les élèves qui sont habilités à être en atelier ne vont pas pouvoir faire ça à domicile. Je ne sais pas comment ils vont rattraper tout ça. C’est pareil pour la communication visuelle, ça demande des logiciels et du matériel Apple qui coûte assez cher. C’est une toute petite minorité qui va y avoir accès. Il va peut-être y avoir une solidarité, mais ça irait contre les mesures du gouvernement. »

Si les fermetures d’écoles sont reconnues comme nécessaires, c’est le manque d’anticipation qui est dénoncé. Et, dans la bouche de Rodrigo Arenas, « des mesures qui ne sont faites que pour la norme », avec « des grands oubliés » comme les élèves en situation de handicap, mis sous la responsabilité de leurs parents. Mais tous concèdent au moins que cette crise rappelle l’importance du service public et de l’école. Comme à New York, où le maire de la ville a finalement cédé à la pression de fermer les écoles publiques. Il craint notamment pour les milliers d’enfants pauvres dépendant des établissements scolaires pour manger et accéder à internet.

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