Blanquer ou la précipitation nationale

Décrété par l’Élysée pour le 11 mai, le déconfinement des écoles s’annonce chaotique. Les personnels de l’Éducation nationale sont effarés par l’amateurisme du gouvernement, et inquiets pour la sécurité sanitaire.

Chloé Dubois (collectif Focus)  • 29 avril 2020
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Blanquer ou la précipitation nationale
© Photo : JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN/AFP

C ’est la cacophonie, il n’y a rien de prêt », s’agace Brendan Chabannes. Pour le cosecrétaire général de SUD Éducation, les différentes annonces gouvernementales concernant le retour progressif des élèves à l’école « sans véritable protocole sanitaire » ont été, a minima, « extrêmement prématurées » : « Elles révèlent avant tout une orientation idéologique qui consiste à dire aux salariés de retourner au travail. » Officiellement, le plan « non stabilisé » détaillé par Jean-Michel Blanquer le 21 avril – sans concertation avec le Premier ministre, apprendra-t-on plus tard – est motivé par la volonté de ne pas aggraver les inégalités sociales et scolaires, et de raccrocher les « 5 à 8 % des élèves » (sic) qui se sont éloignés de l’école (1). L’objectif social en tête, les modalités interrogent. Le 11 mai : retour des grandes sections de maternelle, des CP et des CM2. Le 18 : rentrée des sixièmes et troisièmes au collège, des premières et terminales au lycée. Puis, à partir du 25, toutes les autres classes. Sur le protocole sanitaire, rien ne filtre ou presque. Seule la volonté de diviser les classes en groupe de quinze élèves au maximum est avancée, afin de respecter les mesures de distanciation sociale. À l’affolement général provoqué par cette doctrine, Emmanuel Macron rassure des maires inquiets de ne pouvoir fournir les garanties sanitaires suffisantes dans les écoles maternelles et primaires, et précise que la rentrée se déroulera « dans la souplesse ». Preuve en est, les familles trop inquiètes pourront, si elles le souhaitent, ne pas envoyer leurs enfants à l’école.

Face à ces décisions prises sans concertation, c’est la même incompréhension qui règne du côté du Snes-FSU. Pour Frédérique Rolet, secrétaire générale du syndicat enseignant, communiquer la date du 11 mai relève de « l’imprudence » et témoigne de « l’impréparation du gouvernement ». « Dans leur grande majorité, les enseignants et les enseignantes souhaitent reprendre la classe avant les vacances estivales et voir, avec les élèves, comment se sont passés ces derniers mois d’un point de vue pédagogique, psychologique et social, assure-t-elle. Tout cela dans l’intention de reprendre du mieux possible en septembre. Mais nous avions tablé sur début juin, et pas de manière si prématurée. Nous sommes très surpris de l’assurance du ministre à donner un plan de déconfinement à la fois très flou sur l’aspect sanitaire, et très précis sur l’aspect pédagogique, alors même que cela devrait relever de l’avis des personnels éducatifs ! »

Car en l’absence de protocole national strict à la hauteur de la crise sanitaire, difficile, pour les équipes pédagogiques, de commencer à organiser cette rentrée hors du commun. « Nous sommes en train d’établir des listes d’exigences pour veiller au mieux à la sécurité sanitaire pour un éventuel déconfinement, explique Manuela, conseillère principale d’éducation (CPE) de la cité scolaire Bergson-Jacquard à Paris. Mais si nous avons ne serait-ce que la moitié de ce que nous demandons, nous reviendrons déjà de très loin. » Peu confiante, la CPE craint que la stratégie déployée par le gouvernement, qui semble notamment vouloir faire porter la responsabilité de la mise en œuvre des mesures sanitaires aux collectivités territoriales et aux chefs d’établissement, ne permette pas une réouverture effective des écoles à partir du 11 mai. Un avis largement partagé au sein des personnels éducatifs qui ont pu prendre connaissance des considérations et des préconisations du Conseil scientifique, établies en deux rapports publiés le 25 avril. Le premier, remis au gouvernement le 20 avril, soit la veille de l’intervention de Jean-Michel Blanquer, établit un avis défavorable à la réouverture des crèches et des établissements scolaires. Le second, remis au gouvernement le 24 avril, prend acte de « la décision politique du gouvernement » et détaille un ensemble de recommandations et d’aménagements nécessaires sur une dizaine de pages. Parmi eux : distanciation sociale, lavage des mains régulier (impliquant eau, savon et papier), masques obligatoires pour tous les personnels et les élèves à partir de la 6e (considérant que les plus jeunes ne seraient pas en mesure de le supporter), nettoyage régulier de l’établissement et des matériels avec les produits adéquats, mise en place de stratégies pour éviter le brassage entre les élèves de différentes classes ou réorganisation des transports scolaires et des internats.

Pour Philippe Vincent, secrétaire général du Syndicat des personnels de direction (SNPDEN), « c’est mission impossible » : « Si prises une par une, les dispositions apparaissent le plus souvent comme très compliquées, voire quasi impossibles à mettre en place […]_, il est certain que la somme des préconisations à appliquer conduirait à nous confier, en tant que responsables des questions sanitaires et de sécurité, une mission impossible à assurer et à assumer dans nos collèges et lycées. »_ Localement, certaines municipalités ont déjà renoncé à rouvrir leurs écoles, comme à Montpellier, s’estimant dans l’incapacité d’accueillir le retour des élèves en toute sécurité. D’autres ont commandé, dans l’urgence, des flopées de masques sans certitude quant à leur qualité ou leur date de livraison…

Conscient de la difficulté de reprendre l’intégralité de ces préconisations dans le cadre de l’élaboration d’un protocole sanitaire national, SUD Éducation envisage de recourir au droit de retrait et prévoit de formuler une demande officielle au Premier ministre pour « qu’un cadre réglementaire définissant les impératifs de sécurité sanitaire pour les élèves et les personnels » soit réellement mis en place. Un préalable nécessaire « avant de déposer un recours devant le tribunal administratif ». Même son de cloche au Snes-FSU, qui envisage de demander la visite de commissions hygiène et sécurité et de représentants du personnel dans tous les établissements pour s’assurer que tout soit prêt avant les réouvertures. Selon un protocole national, à faire respecter dans chaque école. « Et si les conditions ne sont pas réunies, il n’y aura pas d’appréciations locales, annonce clairement Frédérique Rolet. On ne rouvrira pas, et nous appellerons à faire valoir un droit de retrait. »

Mais là ne sont pas les seuls points de discorde avec la doctrine Blanquer. Sur le plan pédagogique, la volonté de faire revenir les élèves par niveau est loin de faire l’unanimité auprès du corps enseignant, qui reproche au gouvernement de ne pas répondre à la rhétorique sociale qu’il a lui-même brandie. « Si l’idée était vraiment de faire revenir en priorité les élèves en décrochage, comme l’a affiché le ministre, il faut aller chercher tou·tes ces élèves – et pas seulement dans les classes dites à passerelle ou à examen », s’agace Brendan Chabannes. Pour cet enseignant de français, la décision relève de « l’amateurisme » : « C’est comme s’il avait fallu trouver des critères d’organisation pour ne pas faire rentrer tout le monde en même temps, et que c’est ceux-là qui ont été retenus. »

Conscient que la fermeture des écoles creuse les inégalités sociales et scolaires, le syndicaliste plaide pour une priorisation « de l’accueil des élèves des classes populaires, accompagné·es par l’aide sociale à l’enfance, ou des décrocheurs qui ont un environnement social et familial compliqué, voire dangereux ». Directrice d’une école du premier degré en Bourgogne-Franche-Comté, Selma* s’interroge, elle aussi, sur le sens pédagogique de cette proposition : « Qu’est-ce qu’on attend de nous ? Pourquoi faire revenir les grandes sections, les CP et les CM2 et pas les petites sections – alors que pour les enfants de 3 ans, la continuité pédagogique via les écrans, c’est zéro – et que les enjeux, parmi lesquels l’apprentissage du langage et la socialisation, sont très importants ? » Mais la directrice en est certaine, les enfants qui reviendront ne seront pas nécessairement ceux qui en ont le plus besoin, mais ceux dont les parents devront retourner au travail.

« On ne peut pas être sûr que ce seront ces élèves qui viendront en priorité, et c’est bien pour ça que cela appelle à des stratégies », nuance Benjamin Moignard (2), chercheur en sciences de l’éducation, pour qui la posture du volontariat énoncée par le ministre – selon laquelle les familles pourraient ne pas envoyer leurs enfants à l’école si l’enseignement à distance est assuré – démontre que le gouvernement sous-estime « la perception par les familles d’un risque pour leurs enfants » (3). Car pour le sociologue, dont les terrains de recherches s’étalent entre la Seine-Saint-Denis et le Val-d’Oise, le véritable enjeu de ce déconfinement est bien « le réamorçage des élèves pour qui la logique de la continuité pédagogique n’a pas été possible parce que l’école à la maison est un mythe ». « Il va y avoir beaucoup de choses à gérer, comme la mort de proches, des situations d’aggravation de la pauvreté avec, pour certains, des difficultés à manger », continue Benjamin Moignard. Afin de retrouver une école qui peut protéger face à cette crise sanitaire, il ne s’agit évidemment pas de penser à « la reprise du programme scolaire ».


(1) À l’heure où nous envoyons ce journal à l’imprimerie, les mesures annoncées par Édouard Philippe le 28 avril ne nous sont pas connues. Elles font l’objet d’un ajout à lire à la suite de cet article.

(2) Benjamin Moignard est sociologue à l’université de Cergy-Pontoise, laboratoire EMA, et spécialiste du décrochage et des violences scolaires. Il est aussi codirecteur de l’Observatoire universitaire international éducation et prévention (OUIEP).

(3) Selon un sondage Odoxa-FranceInfo-Figaro, dans lequel 67 % des parents d’élèves interrogés les 22 et 23 avril se prononcent contre la réouverture des écoles.


Précisions suite au discours d’Édouard Philippe

Dans son plan de déconfinement présenté le 28 avril, Édouard Philippe a bousculé les quelques pistes déjà envisagées du retour à l’école. Il a confirmé que les établissements du premier degré pourront rouvrir partout à partir du 11 mai. Mais pour les autres, le calendrier sera très progressif. Le 18 mai, ce seront les 6es et 5es des départements où la circulation du virus est faible. Pour les lycées, la décision sera prise fin mai. Des recadrages qui éclairent les ambitions gouvernementales, selon les organisations syndicales, qui dénoncent une reprise de l’école uniquement pour les enfants de moins de 14 ans qui ne peuvent rester seuls si leurs parents devaient retourner au travail.

Philippe a esquissé les bases d’un protocole sanitaire toujours très flou. Celui-ci ne devrait être communiqué qu’en fin de semaine alors qu’il s’agit de la plus grande préoccupation des personnels et des familles. Parmi les « presque certitudes » : masque obligatoire pour tous les personnels et les collégien·nes. Pour les plus jeunes, c’est la distanciation sociale qui est recommandée – malgré l’avis des travailleur·ses pédagogique qui la considère impossible. Comme Macron et Blanquer avant lui, le Premier ministre insiste pour que le déconfinement se déroule « dans la souplesse » et « sur la base du volontariat ». Autre confirmation : ce sont les collectivités locales et chef·fes d’établissements qui seront en première ligne et devront assumer la responsabilité de la sécurité sanitaire – bien qu’ils ne sachent pas encore exactement en quoi le protocole va consister. Élu·es et syndicat de direction ont déjà témoigné de leur hostilité envers ce projet, tandis que de nombreux maires ont déjà renoncé à rouvrir leurs écoles.

Colère aussi du côté des personnels les plus précaires, comme les ATSEM ou les AESH, pour qui le chef du gouvernement ne dit mot. Ce sont pourtant celles et ceux qui travaillent au plus près des élèves, et pour qui la distanciation est impossible. En bref, les éclaircissements attendus n’auront pas été à la hauteur des inquiétudes et des questionnements des personnels éducatifs, qui ont réitéré en masse leur désaccord sur les réseaux sociaux via le hashtag #sansmoile11mai.

Société Santé
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