Faire de la politique par (gros) temps de confinement !

L’interdiction des manifestations de rue et des meetings crée une difficulté supplémentaire pour les gauches politiques, syndicales et mouvementistes, estime Paul Ariès. Pour préparer « l’après », le politologue les invite à se rapprocher sur des questionnements communs : Que produire ? Comment ? Pour qui ?

Paul Ariès  • 28 avril 2020
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Faire de la politique par (gros) temps de confinement !
© Photo : Alain Pitton / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Je suis, comme beaucoup d’intellectuels et de militants, sollicités chaque semaine pour signer des dizaines d’appels et participer à autant de vidéo-conférences. J’accepte assez volontiers car il est important que nous assumions ce qu’on appelait jadis le Ministère de la parole et qu’on continue à débattre entre nous, malgré l’impossibilité de mobiliser les formes d’action que nous avons héritées de l’histoire.

Paul Ariès est politologue, auteur d'Écologie et cultures populaires (Editions Utopia).

J’aimerai, cependant, porter le fer au point le plus sensible et dire que malgré tous nos meetings virtuels, nos manifestations en ligne, nos appels et pétitions en série, les différentes familles des gauches et de l’écologie seront nécessairement perdantes, car il n’existe pas d’autres façons de politiser que celles d’un répertoire d’action collective, qui n’a cessé certes de bouger dans l’histoire, mais dont la grammaire reste, en revanche, immuable et les nouvelles possibilités offertes par Internet n’y pourront rien changer.

Les gauches et le collectif

Ce n’est pas une affaire de génération ni de savoir-faire. La politique du point de vue du peuple a besoin de ce corps à corps, elle a besoin de cette matérialité, de créer du collectif, elle a besoin de manifestations de rue, de meeting, de tracts. Droites et extrême-droite sont beaucoup moins frappées que nous car les ressorts de l’adhésion ne sont pas les mêmes. Il n’existe en effet que deux façons de faire de la politique. Soit on mise sur l’espérance, sur la constitution de communs (collectifs) et on se situe dans un cadre émancipatoire. Soit on joue sur la peur et l’individualisation ce qui a toujours été le fonds de commerce des forces conservatrices et fascistes. Les milieux « survivalistes » sont également comme des poissons dans l’eau dans cette période de confinement. Ce n’est pas le cas des syndicats, des partis, des associations !

Les divers courants et sous-courants des gauches et de l’écologie sont donc renvoyés, aujourd’hui, à l’inefficacité, pour des raisons qui tiennent à l’adéquation nécessaire entre un répertoire d’action et une visée d’émancipation collective. Les Indignés, Podémos, les printemps arabes ont certes montré l’utilité des réseaux sociaux lors de la phase d’incubation, d’initiation, mais ils ont surtout montré le caractère indépassable d’une politique du corps à corps.

Les gauches ne sont pas seulement porteuses d’un projet collectif, elles naissent du collectif, de collectifs ; le peuple n’est jamais une collection d’individus, mais une alchimie, une agrégation. Le passage de la classe en soi à la classe pour soi ne va pas sans ce répertoire de formes d’actions inutilisables/illégales. Il y a donc urgence à réfléchir collectivement à cette réalité, car nous sommes entrés, avec le Covid-19, dans une nouvelle période historique, où en raison du probable déferlement d’épidémies liées à la destruction des écosystèmes (sans même évoquer la fonte du permafrost) nous risquons de voir se multiplier les confinements plus ou moins durables.

Nous pouvons déjà tirer trois enseignements de la période.

La crise sanitaire et le confinement génèrent de la peur qui, loin d’être simplement un vague état d’âme, constitue une puissance fantasmagorique qui travaille la société en profondeur et finit par passer dans le réel à travers des comportements négatifs, comme la délation (qui progresse), comme le moralisme (qui se renforce également), comme le chacun pour soi, le repli sur sa famille, bref l‘égoïsme. La peur, bien qu’elle puisse être un sentiment partagé par le plus grand nombre, ne constitue jamais une idée collective. Déjà parce que la peur se conjugue toujours à la première personne du singulier : c’est toujours un sujet individuel qui a peur, le « j’ai peur », même si des millions de gens ont peur ! Ensuite parce que cette passion triste ne peut que renforcer l’individualisation, ou mieux l’atomisation de la société. C’est pourquoi les applaudissements de 20 heures ne sont qu’une addition de gestes individuels et non un geste politique.

La crise sanitaire et le confinement renforcent également la séparation entre les domaines d’existence et la conscience. Cette aliénation est visible dans le besoin de croire dans des solutions miracles (sinon miraculeuses) mais aussi dans la production d’un « ennemi » non « réel », auquel participe le choix d’un vocabulaire guerrier (« nous sommes en guerre »). L’ennemi, ce n’est plus le capitalisme et le productivisme, responsables de cette épidémie (destruction des écosystèmes) et de sa mauvaise gestion (destruction des services publics, notamment en matière de santé), mais un virus (invisible) qui ne demande qu’à s’incarner dans un bouc-émissaire (l’étranger qu’il soit chinois ou parisien). Cette séparation produit de la dépolitisation, non seulement parce qu’elle pousse à passer du dissensus au consensus, du gouvernement à la simple administration des choses, de la démocratie, qui est toujours de postuler la compétence des incompétents, à un discours d’experts, de spécialistes, mais aussi parce que l’urgence (sanitaire, économique) imposerait de sacrifier les libertés individuelles et collectives à l’efficacité et la révolution écologique à la croissance économique…

La crise et le confinement renforcent enfin la tendance des gauches à être dans l’entre-soi, à exacerber les débats idéologiques, faute de pouvoir être dans le faire. Comment préserver les possibilités de la participation démocratique, comment permettre aux gens non déjà « engagés » de prendre part, d’apporter leur part, de recevoir leur part ? Comment ne pas faire de nécessité vertu, comme je le constate dans des groupes qui me sont chers, lesquels s’enferment non sans délectation dans le piège du virtuel, sous prétexte que cette période prouverait, une fois de plus, qu’il en serait bien fini des grandes organisations massives au fonctionnement démocratique nécessairement lourd ? Comment préserver la possibilité de mobiliser le grand nombre et pas seulement des petits collectifs affinitaires ?

Préparer le « coup d’après »

Cette situation reste, cependant, contradictoire, car cette période devrait nous aider à imposer notre agenda politique, c’est-à-dire nos propres questionnements, puisque cette crise rend davantage perceptible ce que nous entendons par la satisfaction des besoins essentiels de l’humanité, l’alimentation, la santé, le logement, l’éducation et parce qu’elle aide à une re-hiérarchisation des métiers : nous avons davantage besoin de soignants, de caissières, d’éboueurs, d’agriculteurs que de VRP, de traders et de dieux du stade.

La meilleure façon de dépasser cette contradiction entre ce projet révolutionnaire latent et les possibilités concrètes passe par la préparation du « coup d’après », donc par un rapprochement entre les trois grandes familles des gauches, politiques, syndicales et mouvementistes, autour de ces questionnements : Que produire ? Comment ? Pour qui ? Nous pourrions ainsi revenir au socle commun de ce que signifie être de « gauche » et/ou être « écolo » et faire que, comme disait Malraux, même si la majorité de la population ne partage peut être pas encore nos réponses, elle ne puisse déjà plus ignorer nos questions…

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