La bourse ou la vie : la guerre des dieux

La pandémie de coronavirus révèle le conflit entre deux conceptions de l’existence : celle défendue par le monde du soin, qui privilégie l’humain, et celle que l’ultralibéralisme mondialisé veut à tout prix sauvegarder.

Quentin Hardy  • 22 avril 2020
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La bourse ou la vie : la guerre des dieux
© Un entrepôt en Allemagne. Cette course folle à la production poursuit une dangereuse finalité.Photo : Soeren Stache/dpa-Zentralbild/ZB/SOEREN STACHE/ AFP

La survenue d’un événement historique met à l’épreuve les puissances et les valeurs dominantes parce qu’elle questionne le sens et l’ordre du monde. À cet égard, une épidémie pose toujours des questions politiques. Avec le coronavirus, assistons-nous à une guerre des mondes entre l’impératif de santé et l’impératif de croissance ? En 1919, Max Weber a appelé « guerre des dieux » ce conflit irréductible entre des valeurs et des mondes. En sapant toutes les anciennes autorités religieuses qui garantissaient une direction et un sens à l’existence individuelle et collective, la modernité nous plonge dans un monde mouvant et sans fondement. La vie sociale est structurée par l’incompatibilité radicale entre des points de vue ultimes, conflit sans résolution possible qui conduit à « la nécessité de se décider en faveur de l’un ou de l’autre (1) ».

La propagation du virus ouvre une scène vertigineuse où deux conceptions de l’existence se font face. D’un côté, le « corps médical » et son critérium du soin affirment que chaque vie est irremplaçable, que le maintien des activités économiques non essentielles à la lutte contre l’épidémie augmentera très directement le nombre de morts. De l’autre, l’économie et ses différents porte-voix soutiennent que la course économique ne peut être durablement freinée et que le redémarrage doit avoir lieu dès que possible. Traditionnellement peu adepte du conflit politique, le « corps médical » a-t-il une claire conscience de l’attaque implicite, bien que frontale, qu’il mène contre le soubassement métaphysique de notre monde ? Avec la fronde des personnels soignants, le magistère de l’économie est ébranlé. Car la transgression est capitale : nul ne tente impunément de détrôner l’économie de sa fonction de maître étalon de la vie sociale pour lui substituer d’autres principes. L’autodéfense des collectifs de soignants peut être lue comme une offensive portant directement sur les totems et les tabous centraux de notre société, sur lesquels ont buté tous les mouvements sociaux-écologiques depuis plus d’un demi-siècle : rien ne doit entraver la croissance économique et l’accumulation du capital, le déferlement des innovations technoscientifiques.

D’un côté, aplatir la courbe ascendante des contaminés et des morts. De l’autre, aplatir la courbe descendante de l’économie puis la faire rebondir, quitte à relancer l’épidémie. Des forces multiséculaires sont du côté de l’économie. En face, sur un espace encore flou regroupant des acteurs plus ou moins identifiables, des dizaines de milliers de soignants, des centaines de métiers attachés au soin et des millions d’individus perçoivent dans l’expérience sanitaire que nous traversons un moment de vérité éthique et politique. Rarement l’arbitrage entre l’économie et la vie n’a été dévoilé de manière aussi précise et tragique : soin contre efficacité, désir de vivre contre impératif de croissance, réappropriation des communs contre accaparement privé, ralentissement contre optimisation. Devant l’alternative, une question politique et existentielle centrale se dégage : quel est l’ultima ratio de nos sociétés ? Le soin, l’attention, le fragile, l’irremplaçable, ou la reprise, la lutte pour l’existence, la colonisation de tout et de tous ? En un sens, le virus, par l’intermédiaire du corps médical, nous invite à préciser pourquoi et comment nous voulons vivre, et, en conséquence, met en lumière ce qui fait obstacle à ce que nous désirons et à ce à quoi nous tenons.

L’idéologie du progrès et de l’économie est largement construite sur une philosophie du sacrifice. Par un curieux renversement d’époque, un article du Figaro résume parfaitement notre situation présente : « Le seul moyen pour contrôler l’épidémie… c’est de tuer l’économie (2) ! » Et, effectivement, le virus révèle le taux de morbidité de l’économie : plus la logique de la production se poursuit, plus le taux de létalité de la maladie augmente. Le raisonnement peut être étendu à la vie économique ordinaire : le mode d’être et d’organisation qu’elle répand continue à sacrifier des mondes pluriels, des milieux naturels, des corps, du temps libre, des sujets vivants, des possibilités d’existence, des inventions techniques. Certes, elle procure en contrepartie un revenu à des millions d’individus, mais sa marche macabre implique parallèlement des montagnes de sacrifices qui se déroulent souvent loin de notre champ de vision quotidien. L’économie n’est pas essentiellement l’ensemble des activités permettant d’assurer nos besoins, mais une organisation reposant sur une logique perverse mobilisant des quantités inouïes d’énergie humaine et naturelle pour une dangereuse finalité sans fin : la croissance des forces productives, le perfectionnement infini de la machine sociale, la vampirisation de la nature.

Ainsi, le coronavirus peut être considéré comme un événement qui révèle dramatiquement le conflit de mondes entre la vie et l’économie, avec une force tragique que n’avaient peut-être pas réussi à produire les discours écologiques.

(1) Max Weber, Le Savant et le Politique.

(2) Le Figaro, 13 mars.

Une version intégrale de ce texte a été publiée dans la revue en ligne Terrestres : « Coronavirus, un saut de l’ange existentiel et politique ».

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 5 minutes
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