Pour enclencher la transition, les idées ne manquent pas

Les pistes pour mettre le système sur les bons rails sont là, et la crise économique pourrait être un formidable levier.

Vanina Delmas  • 13 mai 2020
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Pour enclencher la transition, les idées ne manquent pas
© Une manifestation de Youth for Climate, le 21 septembre 2019 à Nantes.Photo : Estelle Ruiz/NurPhoto/AFP

Dans cette période de bouleversements sociaux et de relance économique inédits, quelles idées devraient être mises en œuvre maintenant pour accélérer la transition écologique et sociale ? Quelques pistes émanant de la société civile pour tendre vers une nouvelle économie, juste, durable et loin d’être utopique.

Agriculture

Le modèle agricole et alimentaire dominant a rapidement montré ses failles, que ce soit pour la propagation de l’épidémie, ou le manque de résilience en temps de crise sanitaire. Les craintes d’une pénurie alimentaire se sont apaisées pour la France et l’Europe, mais restent une réalité inquiétante dans certains pays. Pour plus de résilience, la priorité devrait être mise sur le développement de modèles agricoles alternatifs issus de l’agroécologie paysanne. Une voie cumulant une dimension sociale en démocratisant une alimentation saine, adaptée aux besoins locaux, et une dimension économique en promouvant l’autonomie des agricultures, l’emploi local, les circuits courts… « La souveraineté alimentaire est liée au droit des citoyens à définir leur propre politique alimentaire et agricole, explique Manon Castagné, chargée de plaidoyer souveraineté alimentaire et climat au CCFD-Terre solidaire. Quand on donne la parole aux citoyens sur ce sujet, leurs priorités intègrent le respect des territoires, de leur santé, des emplois… C’est une vision politique de la société. »

Dans un entretien accordé à La France agricole, le ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, rappelle que « l’objectif de l’agriculture française est de réaliser pleinement sa transition agroécologique ». Avant d’ajouter : « Je ne veux pas opposer les modèles agricoles, je ne souhaite pas opposer transition agroécologique, productivité, compétitivité et économie, car les entreprises agricoles sont des entreprises économiques. » Pour Manon Castagné, le décalage entre les discours et les actes reste constant. « L’objectif de la stratégie bas carbone est ambitieux : réduire par deux les émissions de gaz à effet de serre [GES] du secteur agricole. Une liste à la Prévert précise même ce qu’il faut mettre en œuvre, notamment l’agroécologie, l’agroforesterie, l’agriculture biologique… Mais aucun moyen accordé ! » Une preuve concrète et immédiate de bonne volonté politique serait de faire en sorte que toute aide publique allouée aux multinationales de l’agro-industrie dans le plan de relance soit conditionnée à des mesures environnementales et sociales. Pour le moment, rien ne l’indique.

Les discours présidentiels ont plusieurs fois mis en avant une envie d’indépendance et de relocalisation agricole. Le CCFD-Terre solidaire approuve, à condition que cette relocalisation soit solidaire et prenne en compte la situation des autres pays. « Il faut se demander ce que l’arrêt des importations ou des exportations implique pour le pays en face. Si cela les met en difficulté ou freine leur propre transition agricole et alimentaire, ce n’est pas la bonne solution, détaille Manon Castagné. La France peut aussi agir sur son aide publique au développement en faisant des dons pour la transition de pays du Sud vers l’agriculture paysanne et l’agroécologie. »

Économie circulaire

Et si cette relance économique s’accompagnait d’une réflexion plus profonde pour repenser les modes de production, de consommation ? Les acteurs de l’économie circulaire plaident pour la fin d’une « société du tout-jetable » et pour que « l’allongement de la durée de vie de nos produits soit au cœur de cette relance écologique ». L’association Halte à l’obsolescence programmée (HOP) insiste sur deux axes d’action d’urgence pour enclencher ce cercle vertueux : soutenir les structures de réemploi solidaire (ressourceries, bricothèques…) et financer le secteur de la réparation, qui concerne aujourd’hui 85 000 entreprises, emploie plus de 150 000 personnes pour un chiffre d’affaires total d’un peu moins de 45 milliards d’euros, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). « Un secteur encore plus vertueux que le recyclage et qui représente aussi un savoir-faire de proximité sur le territoire », souligne Adèle Chasson, responsable des affaires publiques chez HOP. Pilier de cette transition en cours : la loi anti-gaspillage, promulguée en février dernier. Malgré les tentatives de pression du Medef qui a demandé « un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales, notamment celles élaborées en application de la loi du 10 février dernier relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire», le gouvernement ne semble pas flancher sur ce point. Auditionnée par la commission de l’Aménagement du territoire et du Développement durable du Sénat, la secrétaire d’État Brune Poirson a réaffirmé qu’elle n’acceptera rien « qui remette en cause l’ambition ou les dates d’application de la loi ». « La loi anti-gaspillage prévoit un fonds réparation mais celui-ci n’entrera pas en vigueur avant 2022. En attendant, nous proposons d’adopter des mesures d’urgence : une réduction de TVA sur les activités de réparation ou sur les pièces détachées, ainsi qu’un crédit d’impôt pour les citoyens qui réparent leurs produits, détaille Adèle Chasson. Pour que la consommation durable et responsable ne reste pas minoritaire, il faut donner plus d’informations aux consommateurs, et surtout les soutenir financièrement quand ils sautent le pas car, parfois, la réparation coûte encore plus cher que l’achat neuf. »

Précarité énergétique

Les mesures de confinement liées à la crise sanitaire ont mis en lumière le quotidien de familles modestes, cumulant les signes de précarité, à commencer par leurs logements. Selon l’Observatoire national de la précarité énergétique, 5,8 millions de ménages seraient concernés en France. « Pourtant, la rénovation de ces passoires thermiques, c’est tout bénef ! Sur le plan économique, cela stimule de l’activité, notamment dans des tissus de PME, d’artisans pouvant ainsi relancer l’économie locale ; sur le plan social, car ces travaux améliorent le confort des gens, permettent de diminuer les factures sur le long terme ; et sur le plan environnemental, en réduisant de façon importante les émissions de GES. D’ailleurs, tous les scénarios de neutralité carbone intègrent la rénovation massive et ambitieuse des bâtiments », détaille Jean-Baptiste Lebrun, directeur du Cler-Réseau pour la transition énergétique. Dernier atout non négligeable dans ce contexte de crise sanitaire : les économies sur les dépenses de santé. Selon l’étude publiée en mars 2020 par l’initiative « Rénovons ! » (1), elles s’élèveraient à plus de 700 millions d’euros par an, car les logements ayant une classe énergétique F ou G sont souvent responsables d’un nombre accru de maladies chez leurs occupants.

Pour bâtir une politique de rénovation énergétique efficace, quelques leviers précis pourraient être rapidement activés. Tout d’abord, une réglementation claire avec des horizons relativement proches, et une priorité : interdire la location des passoires énergétiques ! Ensuite, des aides financières, notamment pour les ménages les plus modestes : « La rénovation étant rentable et attractive sur le long terme, les banques pourraient développer des offres de financement par emprunt. Et pour les ménages n’ayant pas de capacité d’emprunt, d’autres aides accessibles, et pourquoi pas aller vers le reste à charge zéro pour les plus bas revenus », propose Jean-Baptiste Lebrun. Enfin, l’accompagnement opérationnel sur le terrain par des experts de confiance est essentiel, tant le paysage des interlocuteurs et des dispositifs reste complexe. « Aujourd’hui, beaucoup d’argent est dépensé sur des opérations inefficaces, voire contre-productives, telles que les chaudières à 1 euro, car les dispositifs publics sont principalement déclenchés par des intérêts privés, et le système de rénovation est pensé geste par geste. Renverser la logique en injectant massivement de l’argent dans une démarche globale de rénovation des logements serait beaucoup plus pertinent. »

Transition par les territoires ruraux

Depuis quelques semaines, les collectivités territoriales sont très sollicitées pour la gestion de la crise et la relance à venir. Les territoires sont également une ressource précieuse pour l’écologie. Pour l’association La Traverse, dont la spécialité est l’accompagnement de proximité dans une transition écologique et sociale, « il est crucial de réinvestir les campagnes, les rendre à nouveau viables et désirables ». Mais l’un des obstacles majeurs se niche dans les politiques d’attractivité des métropoles : « Elles concentrent tout, y compris les subventions, et leur organisation n’est pas résiliente, notamment en raison de leur dépendance à des circuits mondialisés, complexes et fondés sur les énergies fossiles. »

La décentralisation pourrait être une solution, à condition que les territoires soient mieux dotés et puissent orienter librement les fonds vers des politiques écologiques pertinentes localement. « Dans sa forme actuelle, elle assèche financièrement les territoires et leur demande en échange de s’engager dans des contractualisations – type Territoires à énergie positive – demandant beaucoup de compétences, donc peu accessibles aux “petits” territoires avec peu d’ingénierie », analyse La Traverse. C’est plutôt une forme d’autonomie locale qui pourrait changer la donne, à l’image du modèle des bio-régions, qui définit des territoires selon des frontières naturelles et des flux plutôt que sur des limites administratives.

Mais pas de véritable transition écologique et sociale sans transition démocratique. La coconstruction des politiques publiques locales, impliquant aussi les habitants, permettrait d’engager durablement ce cercle vertueux. « Donner plus d’autonomie aux territoires favorise la mise en place de politiques adaptées au contexte local et non imposées. C’est aussi un enjeu de justice sociale », précise l’association. Sur le long terme, une relocalisation de la production engendrerait la création d’emplois non délocalisables dans des zones aujourd’hui sinistrées, mais aussi la diminution du transport de marchandises et des déplacements, donc une diminution des gaz à effet de serre et des émissions de particules fines.

Sur le terrain, des dispositifs émergent : l’opération 1 000 cafés dans les villages, les Fabriques de territoires, les Projets alimentaires territoriaux (PAT), les Contrats de transition ou encore la Fabrique des transitions. « Mais ce sont souvent des politiques descendantes, laissant peu de place à la participation citoyenne, souligne La Traverse. Il faut s’emparer de ces projets, en faire de réels leviers de transition démocratique pour qu’ils soient portés par les communautés locales et non par une organisation centrale qui les dévitalisent. »

Budget et emplois verdis

Le deuxième projet de Loi de finances rectificative adopté en avril a fait couler beaucoup d’encre à cause d’une mesure : l’enveloppe de 20 milliards d’euros octroyée via l’Agence des participations de l’État aux entreprises considérées comme les fleurons industriels français à sauver. Certains parlementaires et ONG s’inquiètent car aucune condition de réduction de l’empreinte écologique de ces entreprises polluantes n’est mentionnée. Pour Meike Fink, responsable de la transition climatique juste au sein du Réseau action climat, c’est un « symbole montrant qu’il est possible de mettre sur la table beaucoup d’argent sans se soucier de l’impact écologique ».

Pour une relance économique verte, elle préconise avant tout la suppression des aides de l’État néfastes pour le climat et l’environnement, estimées à 25 milliards d’euros en 2019. « Ces aides bénéficient à tous les secteurs et entretiennent un système global polluant, qui enlève toute efficacité aux mesures positives pour la transition écologique mises en place. Il faut briser cette spirale négative. »

Pour que cette transition écologique soit efficace et pérenne, elle devra se faire avec tous les acteurs et ne pas mettre sous le tapis un sujet aussi crucial que sensible : l’éternelle opposition entre emplois et climat. « On sait que les transitions écologique et numérique vont transformer les emplois en France. S’il y a un plan de relance, on attend un vrai débat de fond sur la reconversion professionnelle structurelle en lien avec la transition, pour le transformer en quelque chose de positif, et pas seulement une menace de chômage », affirme Meike Fink. Cela pourrait passer par la mise en place de cellules d’accompagnement individuel, maintien du salaire pendant le temps de la formation, les offres de formation à renforcer, aides au déménagement, aide à la création d’entreprise… « L’exemple le plus emblématique concerne le secteur aérien : des études affirment qu’il faudra dix ans pour qu’il retrouve un niveau de trafic équivalent à celui de 2019. Mais on peut se demander à quoi bon remettre le secteur sur pied en sachant que le scénario de transition énergétique prévoit une diminution du trafic aérien, donc moins d’emplois directs. Être proactifs sur ce sujet serait bénéfique pour tous. »

Faire pression sur les entreprises polluantes

Dans son nouveau rapport intitulé Climat, l’argent du chaos, Greenpeace France propose de nouveaux axes d’action, dont une solution radicale : interdire aux entreprises de verser des dividendes tant qu’elles ne respectent pas l’accord de Paris sur le climat. « Le lien toxique entre marchés financiers et activités climaticides agit comme un verrou de la transition écologique. La relance de l’économie doit être l’occasion de transformer le contrat social qui lie les multinationales à la collectivité, d’instaurer un partage de l’effort efficace et de maintenir ainsi la hausse des températures à 1,5 °C d’ici à la fin du siècle », affirme Clément Sénéchal, chargé de campagne climat à Greenpeace France. Dans leur ligne de mire, les 10 entreprises les plus polluantes du CAC 40 : Arcelor Mittal, BNP Paribas, Crédit agricole, Engie, Michelin, PSA, Renault, Société générale, Total, Veolia environnement. D’après les calculs de l’ONG et les données disponibles, ces dix mastodontes de l’économie française ont émis 3,1 milliards de tonnes de CO2 et versé près de 20 milliards d’euros de dividendes en 2018. Pour pallier le manque de régulation, de contraintes et donc de sanctions envers ces pollueurs XXL, Greenpeace France propose la création d’une grande loi climat : les entreprises seraient examinées par des commissaires aux comptes carbone, et sanctionnées si elles apparaissent comme climaticides. Leur sanction : l’interdiction de versement des dividendes à leurs actionnaires. « Les bénéfices indûment versés aux actionnaires sous forme de dividendes ou rachat d’actions seraient affectés, après redressement fiscal, à un compte spécial de la Caisse des dépôts et consignations pour être exclusivement fléchés vers la transition écologique et non affectés au budget général de l’État », précise le rapport.

(1) Les membres à l’origine de l’initiative sont la Fondation Abbé-Pierre, le Secours catholique, Soliha-Solidaires pour l’Habitat, le Cler-Réseau pour la transition énergétique, le Réseau action climat, le groupe Effy.

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