Reprise des écoles : « Le 11 mai n’aura pas lieu »

Lundi, le premier degré ouvre le bal de rentrée. Si certaines communes s’organisent dans l’urgence, d’autres préfèrent prendre leur temps, quitte à différer de plusieurs jours le déconfinement de leurs élèves. D’autres encore ont déjà annoncé que leurs établissements resteront fermés jusqu’au mois de septembre.

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Reprise des écoles : « Le 11 mai n’aura pas lieu »
© Photo de couverture : ALAIN PITTON / NURPHOTO / NURPHOTO VIA AFPnPhoto dans le texte : FRANCK FIFE / AFP

Les enseignant·es sont très partagé·es entre l’envie de reprendre la classe et la crainte de transmettre ou d’attraper le virus, souffle Marieke Mouzarine, déléguée du personnel au Snuipp-FSU de l’Oise, premier département touché par la propagation du virus. D’autant qu’il est très peu probable que nous puissions mettre le protocole sanitaire en application dans sa totalité, et à chaque instant. » D’un autre côté, s’il devait l’être complètement, « ce serait quasiment de la maltraitance envers les élèves ». Le guide national pour la réouverture des écoles maternelles et élémentaires, qui fixe les recommandations et les obligations en matière de sécurité sanitaire, était particulièrement attendu des personnels scolaires, des parents d’élèves et des municipalités. Mais sa diffusion tardive, en toute fin de semaine dernière, a provoqué la stupeur. Une « tambouille » pourtant « en deçà des prescriptions du conseil scientifique », estime Brendan Chabannes, cosecrétaire général de SUD Éducation, pour qui le protocole est de toute manière « inapplicable », « quelle que soit sa dureté affichée ». Pour lui, « le 11 mai n’aura pas lieu ».

Car au-delà des indispensables mesures d’hygiène et de sécurité visant à limiter les interactions entre les élèves – qui seront très difficiles à mettre en place dans tous les établissements scolaires –, le document proscrit une grande partie de tout ce qui fait l’école. L’ensemble des livres, des jeux pédagogiques et de tout autre objet éducatif doit être retiré ou désinfecté après chaque utilisation individuelle. Dans la cour de récréation ou en classe, les jeux collectifs sont à bannir si ces règles rendent impossible le maintien d’une distanciation physique. Mais le gouvernement n’est pas à court d’idées et propose des alternatives : ce sera jeux de mime ou devinettes à la récré !

Des règles extrêmement violentes

« Tout ça questionne mon éthique professionnelle, réagit Marie-Hélène Plard, directrice d’une école maternelle à L’Île-Saint-Denis et cosecrétaire départementale du Snuipp en Seine-Saint-Denis. Ce que nous allons faire est à l’opposé de ce que je m’efforce de construire au sein de ma classe, en termes de partage et déchange. Au contraire, là, nous allons devoir instaurer un système fondé sur la contrainte, et un fonctionnement individualiste. » La directrice ne sait d’ailleurs pas si elle remettra ses propres enfants à l’école. « Et en tant qu’enseignante, j’ai un principe : s’il y a quelque chose qui, à mon sens, ne conviendra pas à mes enfants, je me dis que cela ne peut pas non plus convenir à mes élèves… »

À Cussac-Fort-Médoc, au nord de Bordeaux, Samantha Fitte, institutrice et cosecrétaire départementale du Snuipp en Gironde, partage cet avis :

On a du mal à se projeter. Nous avons le sentiment que nous allons imposer des règles à nos élèves qui seront extrêmement violentes pour eux. Nous allons devoir les contraindre à rester assis à leur bureau toute la journée – y compris durant le repas pour certain·es, puisque toutes les cantines ne rouvriront pas. Les temps de récréation n’en seront pas vraiment puisque les pauses seront utilisées pour aller aux toilettes et se laver les mains, le tout en rang “distancié” et en suivant les marquages au sol. C’est un peu lourd pour des enfants qui auraient besoin d’être rassurés dans leur retour à l’école. Je vois mal comment tout ça peut se passer de manière sereine.

Dans le même temps, le gouvernement martèle vouloir mettre l’accent sur la dimension psychologique de ce déconfinement, assurant que l’ensemble des personnels médico-sociaux seront mobilisés ces prochaines semaines pour accompagner les élèves qui en auraient besoin. Une évidente « nécessité », pour Francette Popineau, secrétaire générale du Snuipp-FSU, qui s’interroge cependant sur les moyens qui seront déployés : « Il va falloir commencer par mettre des mots sur la période, et sur les plaies, parfois. Nous avons besoin de psychologues et de médecins scolaires, mais aussi dassistance sociale. Il faut entourer l’école. Car pour être en position d’apprentissage, il faut être bien. Nous avons donc demandé un budget au ministère et au moins une semaine pour préparer au mieux ce retour, mais nous n’envisageons de toute façon pas une rentrée avant le 18. Il ne faut pas se précipiter, que les choses soient faites avec sérieux et beaucoup de précautions. » Car la secrétaire générale du syndicat enseignant s’y attend, cette rentrée risque de s’inscrire dans « la frustration et la colère des plus jeunes », qui ne retrouveront pas l’école « de l’avant ».

© Politis

Une réorganisation pédagogique et éducative

En dépit du sentiment de précipitation et de désorganisation ambiante, collectivités locales, instituteur·ices et directeur·ices des écoles se sont attelé·es à la préparation de l’accueil des enfants – ou tout du moins, d’une partie d’entre eux. Ce jeudi encore, Jean-Michel Blanquer a rappelé que les enfants des personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire ou des parents sans solution de garde, les enfants en situation de handicap et en difficulté scolaire et/ou sociale seraient prioritaires dans le cadre de ce retour progressif, aux côtés des classes de grande section en maternelle, des CP et des CM2 en primaire. Des groupes devraient ainsi être constitués par les équipes pédagogiques, de telle sorte que les élèves ne soient pas plus de 10 par classe en maternelle, 15 en primaire. Un chiffre encore trop élevé pour le Snuipp-FSU, qui recommande 8-10 élèves par classe au maximum. Localement, des classes inter-niveaux devraient également être mises en place, et des journées de présence organisées en alternance, pour que tous les « volontaires » aient accès à l’école. Dans ce cas, quid des jours « sans » pour la garde des enfants si les parents ont repris le travail ?

Car pour les enseignant·es et les organisations syndicales, il ne fait aucun doute que les élèves qui reviendront à l’école seront d’abord ceux dont les parents n’auront pas d’autre choix que de les y déposer, et non les « décrocheurs ». Nombre d’entre eux auraient d’ailleurs changé d’avis après avoir consulté les messages d’information délivrés par les établissements scolaires, assurent des personnels pédagogiques. Mais pour justifier « l’impératif social », Blanquer défend coûte que coûte que l’institution ira chercher les « 4% de décrocheurs » (sic) ou que les familles devront justifier de l’effectivité de la continuité pédagogique.

« Pour acheter la paix sociale, le gouvernement a dit que le retour à lécole se ferait sur la base du volontariat. Dès linstant où il a dit ça, on ne peut pas obliger des familles inquiètes à remettre leurs enfants à lécole, s’insurge Samantha Fitte. Si nous avions créé les conditions pour un retour serein à lécole et que les choses avaient été pensées avec les acteur·ices de terrain, il aurait pu en être autrement. »

Et d’autres interrogations persistent. Si les enseignant·es sont en classe avec une partie de leurs élèves, qui se charge de la continuité pédagogique à distance pour ceux restés à la maison ? Et avec quels personnels ? Maître de l’annonce, Jean-Michel Blanquer a assuré aux personnels enseignants qu’il n’était pas question de double tâche. « Mais là encore, nous nous interrogeons sur les capacités en termes de moyens humains, reprend Francette Popineau. Nous savons que les personnels à risques – ou ceux dont lentourage l’est – ne retourneront pas en classe. Mais seront-ils assez dans chaque établissement pour assurer l’enseignement à distance, qui va sans doute concerner une grande majorité d’élèves ? »

Pour pallier ces manques, certaines équipes envisagent déjà de travailler en classe les matinées, et à distance les après-midi – dans les établissements scolaires en capacité d’organiser des demi-journées d’activités sportives, culturelles ou artistiques. « Mais cela ne sera évidemment pas possible pour de nombreux établissements. » Selon Samantha Fitte, les propos du ministre sont d’une grande « hypocrisie », « puisqu’il n’y a personne pour faire le travail. La plupart des instituteur·ices vont devoir assurer le travail à distance et en présentiel, mais ce ne sera pas comme ces derniers mois… Il n’y aura pas autant dheures consacrées, ni la même qualité d’accompagnement. » « Je crois que les personnels pédagogiques auront à cœur de continuer tout ça, mais ils feront comme ils peuvent », continue la représentante girondine.

Des aménagements et des responsabilités

Au-delà des bouleversements de la vie en classe, la réouverture des écoles implique aussi une mobilisation exceptionnelle des personnels municipaux et des directions. S’estimant incapables de mettre en œuvre le protocole sanitaire, par manque de moyens, de temps, ou de locaux à disposition, de nombreuses collectivités ont d’ores et déjà annoncé qu’elles ne rouvriront pas avant le mois de septembre. D’autres ont décidé de différer la date du 12 mai afin de préparer au mieux l’accueil des enfants, ou de ne permettre qu’une ouverture partielle.

À Aubervilliers, la maire et vice-présidente du conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, Meriem Derkaoui, maintiendra les écoles et les crèches de sa commune fermées. Dans une lettre, l’élue explique de pas vouloir se soumettre à une reprise « sans préparation des équipes pédagogiques » au cours de laquelle « il faudrait réorganiser de nouveaux groupes d’élèves, accueillir un seuil minimal d’enfants », ne pouvant se « résoudre à ce que nos écoles acceptent certain·es élèves et pas d’autres ». Mais comme dans la plupart des municipalités qui ont décidé de ne pas participer à la rentrée, les écoles d’Aubervilliers continueront d’accueillir « les enfants des personnels soignants qui mènent un combat quotidien contre l’épidémie et ceux d’autres catégories professionnelles qui ne peuvent être confinées ».

Meriem Derkaoui fait également partie des quelque 400 signataires de la lettre ouverte publiée par l’association des maires d’Île-de-France qui demandait, le 3 mai, de repousser la date de la réouverture des écoles. Les élus y dénoncent un calendrier « intenable » et « irréaliste », et des choix impossibles, noués autour d’injonctions contradictoires : « Nous ne comprenons pas comment il est possible de concilier lobjectif de volontariat et de pallier les inégalités sociales et territoriales. Comment choisir entre les enfants que les parents souhaitent remettre à lécole, ceux dont les parents doivent reprendre une activité professionnelle, et les autres enfants en situation de décrochage scolaire ? »

Les maires demandaient donc notamment à Emmanuel Macron « de ne pas faire reposer sur les maires la responsabilité juridique, politique et morale de la réouverture des écoles, mais de les associer dans une concertation avec le préfet de département, qui doit assumer lentière responsabilité de sa décision prise sur proposition du maire ». Face à ces inquiétudes, le Sénat a profité de l’occasion pour déposer, le 4 mai, un amendement au projet de loi reconduisant l’état d’urgence sanitaire, afin d’atténuer la responsabilité pénale des décideurs publics ou privés, en cas de contamination. Cela, contre l’avis du gouvernement. Un dispositif largement révisé à l’Assemblée nationale, qui a voté des amendements qui ne « touchent pas » à l’équilibre de la législation actuelle mais « précisent » au juge, dans le code pénal, de tenir compte, « en cas de catastrophe sanitaire, de létat des connaissances scientifiques au moment des faits ».

« Cest le grand bazar, désespère Marie-Hélène Plard. Nous devons appliquer un protocole sanitaire extrêmement lourd, et ce n’est pas à prendre à la légère. D’autant que notre département est en zone rouge. Alors pourquoi tant de précipitation ? Pourquoi rouvrir les écoles, et pas les collèges ? Cela n’a pas de sens. » La directrice de maternelle rappelle que les « décisions contradictoires n’ont cessé d’affluer ces dernières semaines » et que « nous faisons également face à lindécision des municipalités » – puisque les garanties de l’application des mesures barrières et de sécurité dépendent de leurs moyens et de leur personnel communal. Malgré tout, le 11-12 mai est maintenu, sur l’ensemble du territoire. « On peut craindre que l’école ait l’air bien triste », conclut Francette Popineau.

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