Au procès de la violence managériale

Il y a un an, France Télécom et sept ex-cadres dirigeants étaient jugés pour harcèlement moral. Une cinquantaine de plumes ont chroniqué les quarante-deux jours d’audience.

Erwan Manac'h  • 10 juin 2020 abonné·es
Au procès de la violence managériale
© Didier Lombard, PDG de France Télécom de 2005 à 2010, au Palais de justice de Paris, le 20 décembre 2019.Photo : Lionel BONAVENTURE/AFP

Pour tirer la pleine sève d’un événement en tous points inédit, le syndicat Solidaires a choisi de faire chroniquer par 54 écrivain·es, chercheur·ses et artistes, jour après jour, chacune des audiences du procès de France Télécom et de sept ex-cadres dirigeants, jugés au printemps 2019 pour « harcèlement moral ».

Avec une riche diversité des points de vue et des styles, leurs textes – regroupés dans un recueil intitulé La Raison des plus forts – examinent la mécanique de la pensée managériale et retracent les histoires personnelles des 39 victimes retenues par le tribunal, dont 19 se sont suicidées. Ils décryptent également l’effroyable violence du système imaginé pour transformer l’entreprise, qui transpire encore à l’audience dans la défense des prévenus, en forme de déni.

Du premier au dernier jour, campés devant une impressionnante rangée d’avocats et leurs écrans d’ordinateurs portables, les sept artisans, en 2007-2008, d’un plan de transformation hyperrapide et particulièrement brutal de l’entreprise étaient là. « Dépouillés de leur cour, sortis de leurs milieux d’affaires et d’État, tous ces imposants personnages font l’effet de tristes sires, écrit au sixième jour d’audience un auteur qui a choisi l’anonymat, de pauvres hères à l’arrogance inexplicable, à l’assurance incompréhensible. C’est que leur assurance n’est pas celle d’un homme, mais celle d’un corps. Corps des mines, des X-Télécoms, de l’Inspection des finances. »

Avec leurs plans « Next » et « Act », qui organisent une pression constante sur l’ensemble du groupe, ces dirigeants ont obtenu le départ de 22 000 fonctionnaires de l’entreprise en deux ans. Les méthodes n’ont rien d’inédit, mais elles sont déployées avec une particulière brutalité : réorganisations incessantes pour forcer les employés à la mobilité, managers primés sur le nombre de postes supprimés, e-mails quotidiens et appels même pendant les vacances pour inciter les salariés au départ… Médecins du travail, délégués du personnel, instances représentatives, inspecteurs du travail n’ont de cesse d’alerter sur la souffrance que propage ce plan. En vain. Les commanditaires de ce programme, obnubilés par le « cash-flow » et le cours de l’action France Télécom en Bourse, « s’étaient, délibérément ou non, donné les moyens de ne pas être contredits dans leur façon de percevoir la situation de l’entreprise », écrit le sociologue Arnaud Mias, dans son récit du vingtième jour de procès. « Ignorance organisée, individualisation et insensibilité protègent ainsi la forteresse d’une irresponsabilité que la justice attaque à travers la tenue de ce procès », complète la sociologue Maëlezig Bigi.

La multiplicité des regards dessine une analyse décousue mais subtile de l’organisation du travail. La mécanique managériale déployée est celle d’un « paternalisme pervers, infanticide, estime l’écrivain Pierre Alferi, au vingt-cinquième jour : “Si tu veux être un·e bon·ne employé·e de cette boîte, quitte cette boîte !” La double contrainte rend littéralement fou. L’angoisse dépressive frappe d’abord les bon·nes élèves, les plus zélé·es, qui ne comprennent plus. »

Au fil des audiences, les auteurs mesurent combien est « maltraitée la parole dans les milieux professionnels » (Patrice Bride, de la coopérative Dire le travail, au troisième jour). « Tout en haut de la pyramide, bien calés dans leur conforteresse, ceux qui n’ont jamais été déstabilisés de leur vie […] font descendre et circuler ad nauseam la langue morte du management qui tue », cingle le « typoète » Alain Damasio, chargé de retranscrire les réquisitions du parquet. Serge Quadruppani, écrivain, en fixe le bréviaire : « “Objectifs de déflation du personnel”, “départs incités”, “sorties pilotées”, “réduction du confort dans les postes non prioritaires”, “doper la fluidité interne”. »

Ce procès, analyse encore le sociologue Vincent de Gaulejac, « illustre de façon dramatique comment les membres de la direction [de l’entreprise] ne partagent plus le même monde que les gens qui y travaillent. Les premiers sont dans le monde de la prescription, des résultats financiers, de la raison instrumentale. […] La vie et la mort sont des enjeux économiques. [Pour les seconds]_, la vie et la mort sont des enjeux existentiels. »_

Le récit polyphonique compose les minutes littéraires d’un événement judiciaire qui fera date. « Sans doute est-ce là un pan de notre histoire collective, dont on ne peut mesurer aujourd’hui l’importance », espère Éric Beynel, porte-parole de Solidaires, en introduction du recueil. Un moment qui aura peut-être ébranlé le sentiment d’impunité des « top managers ». Un procès et un livre qui auront en tout cas tenté de réparer les mots, en rendant toute sa place à la parole que les « plans » successifs n’ont eu de cesse de mettre à distance. Une victoire qui compte.

La Raison des plus forts. Chroniques du procès France Télécom Coordonné par Éric Beynel, Éd. de l’Atelier, 328 pages, 21,90 euros.

Idées
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