Mémoire : Quand les « héros » sont des bourreaux

Après la proposition de Jean-Marc Ayrault de débaptiser certains lieux dédiés à Colbert, l’auteur du Code noir, et le refus sans appel de la Macronie de « déboulonner des statues », des intellectuels réclament plus de pédagogie sur l’histoire coloniale et esclavagiste de la France.

Olivier Doubre  • 24 juin 2020 abonné·es
Mémoire : Quand les « héros » sont des bourreaux
© Le 10 mai 2012, à Nantes, Jean-Marc Ayrault jette des fleurs dans la Loire pour commémorer l’abolition de l’esclavage.Créditt : FRANK PERRY/AFP

Au lendemain d’une nouvelle manifestation contre les violences policières et réclamant « justice et vérité » dans l’affaire Adama Traoré, jeune Noir de 24 ans décédé dans la caserne de Persan (Val-d’Oise) en juillet 2016, Emmanuel Macron a cru bon d’apporter encore une fois son soutien aux forces « de l’ordre », mises en cause ces derniers temps pour leurs méthodes et par de récurrentes accusations de racisme de certains de leurs membres. Les termes de ce passage de l’allocution du président de la République, dimanche 14 juin à 20 heures, ont été, sinon mal choisis, du moins hors sujet, et particulièrement choquants dans un tel contexte : « Ce combat noble [contre le racisme] est dévoyé lorsqu’il se transforme en communautarisme, en réécriture haineuse du passé. Ce combat est inacceptable lorsqu’il est récupéré par les séparatismes. »

Alors que de nombreuses dégradations contre des monuments célébrant des défenseurs de l’esclavage et du système ségrégationniste ont eu lieu aux États-Unis après le meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, le locataire de l’Élysée est venu sur ce terrain : « Je nous vois nous diviser pour tout et parfois perdre le sens de notre histoire. […] Je vous le dis très clairement : la République n’effacera aucune trace, aucun nom de son histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres, elle ne déboulonnera pas de statues. »

La prise de conscience de Jean-Marc Ayrault

L’ancien Premier ministre, qui fut aussi maire de Nantes, s’est engagé dans un travail sur le passé esclavagiste et colonial.

On sait ce qui nous sépare de l’ancien -Premier ministre de François -Hollande. Crédit impôt-recherche, cadeaux au patronat et, surtout, son long soutien à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes… Pourtant, sur la question de la mémoire de la colonisation, de l’esclavage et du commerce triangulaire, il faut reconnaître que l’ancien maire (PS) de Nantes a œuvré de façon positive pour que le premier port négrier de France, du XVIIe au XIXe siècle, « assume pleinement son histoire ». Un engagement qu’il prend d’ailleurs lors de la campagne municipale de 1989, qui voit sa première élection à la tête de la ville. Très vite, dès 1991, il organise un grand colloque et une série de manifestations culturelles à Nantes, intitulés « Les anneaux de la mémoire », en lien avec des associations qui œuvrent pour faire (re)connaître cette histoire douloureuse et qui avaient essuyé un refus, quelques années plus tôt, de l’ancien maire de droite de la ville lorsqu’elles avaient voulu, en 1985, y commémorer les 300 ans de l’institution du Code noir, en 1685.

Aujourd’hui président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) voulue par François Hollande en 2016, il est revenu pour Politis sur son parcours intellectuel concernant cette thématique. « J’ai moi-même évolué sur ces questions, essentiellement parce que je ne les connaissais pas, ou avec de grandes lacunes. » Et de se souvenir qu’il a été l’élève d’un lycée Colbert dans la région – sans rien savoir alors du rôle en la matière du célèbre ministre de Louis XIV – alors que, en tant que président de la FME, il vient de demander que soient débaptisées les salles Colbert de l’Assemblée nationale et du ministère des Finances à Bercy.

« J’ai ensuite voulu, avec le chantier des châteaux des ducs de Bretagne, qui retracent l’histoire de Nantes, que plusieurs salles soient consacrées au commerce triangulaire et à la colonisation. Enfin, l’une de mes grandes fiertés est d’avoir inauguré le Mémorial de l’esclavage de Nantes en mars 2012, sur les quais de Loire, qui est à ce jour le seul en France (un autre devrait prochainement voir le jour dans le jardin des Tuileries à Paris). Aujourd’hui, les manifestations nantaises contre le racisme se terminent régulièrement devant ses murs. » Car, comme cette institution y travaille, il s’agit, non pas de gommer cette histoire, mais de l’expliciter et de « reconnaître notre passé colonial et esclavagiste ».

Rapidement, la fine fleur de la Macronie emprunte la ligne fixée par le président. Or, une semaine auparavant, Jean-Marc Ayrault, président de la jeune Fondation pour la mémoire de l’esclavage, avait demandé, dans une tribune publiée dans Le Monde du 13 juin, que soient débaptisées l’aile principale du ministère des Finances à Bercy et une salle de l’Assemblée nationale, qui, toutes deux, portent le nom de Colbert, ministre de Louis XIV à l’initiative du Code noir de 1685, texte qui a régi le système du commerce négrier et de l’esclavage dans les colonies françaises jusqu’au mitan du XIXe siècle.

Répondant à Politis, l’ancien Premier ministre de François Hollande a tenu à préciser son intention : « C’est en 1932 que -l’Assemblée nationale a donné le nom de Colbert à l’une de ses salles et Bercy a choisi ce nom en 1989. Bien sûr, on a voulu rendre hommage au ministre du Roi-Soleil. Il est pour le moins injuste qu’il n’y ait pas d’explications sur le Code noir et grand temps que l’on trouve un autre nom pour ces lieux. » Et l’ex-maire de Nantes – qui a beaucoup évolué sur ces questions et œuvré à assumer le passé du premier port négrier français (lire page suivant – de souligner : « Nous devons cette vérité à nos concitoyens descendants de l’histoire coloniale et de l’outre-mer, mais également à toute la jeunesse de France, car tout l’enjeu est de trouver la voie d’une mémoire apaisée et d’un avenir partagé. » Pourtant, en dépit de ces paroles a priori modérées, le très macroniste président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, jadis figure du groupe socialiste longtemps dirigé par Jean-Marc Ayrault, a répliqué plutôt violemment à sa tribune du Monde, bientôt suivi par Manuel Valls, coutumier du fait sur ces sujets (et peut-être avide d’un poste ministériel)…

Ce débat secoue toutefois en profondeur la société française, héritière de l’un des plus grands empires coloniaux de l’histoire, comme la plupart des pays occidentaux. Après le déboulonnage de nombreuses statues de chefs militaires sudistes aux États-Unis, d’anciens commerçants d’esclaves au Royaume-Uni, et des actions similaires en Belgique, aux Pays-Bas et en Allemagne, une prise de conscience sur cette lourde et sanglante mémoire se diffuse de plus en plus massivement au sein des nations jadis colonialistes. En France également, où les questions mémorielles ont toujours été lentes à évoluer. Après que Jean-Marc Ayrault, alors président du groupe socialiste au Palais-Bourbon, a soutenu la loi Taubira de 2001 sur la reconnaissance de l’esclavage et de la traite transatlantique en tant que crime contre l’humanité, la même disposition vient tout juste d’être votée à une large majorité par le Parlement européen, le 19 juin, dans une résolution qui commence par l’adresse suivante : « La vie des Noirs compte » – traduction du fameux Black Lives Matter, nom de l’important mouvement contre les violences policières outre-Atlantique.

Spécialiste de l’histoire coloniale (et postcoloniale) française, Pascal Blanchard rappelle que l’enjeu de ces sujets mémoriels est d’abord « la manière dont la France doit se raconter ». Mais l’historien souligne que « la nouveauté, c’est qu’il y a une génération de jeunes qui se sentent concernés par ce débat, sans forcément toujours être descendants directs d’acteurs de cette histoire, qui font le lien entre ce passé colonial et esclavagiste et les discriminations raciales d’aujourd’hui ». Une génération qui ne supporte plus de voir les généraux des conquêtes ou sanglantes répressions coloniales – Bugeaud, Faidherbe, Lyautey, Mangin ou Bigeard – célébrés par des statues sur les places de France, les noms des ministres Colbert ou Jules Ferry attribués à des établissements scolaires ou des avenues, voire des activistes racistes tels Déroulède ou Alexis Carrel commémorés…

On a pu être surpris que deux statues de Victor Schœlcher, signataire du décret (et donc supposé père) de l’abolition de l’esclavage, aient été récemment souillées en Martinique – où une commune porte même son nom. Mais ce texte de 1848 prévoyait aussi l’indemnisation des propriétaires d’esclaves pour pallier la perte de leurs « biens meubles », selon la définition par le Code noir, toujours en vigueur, de cette main-d’œuvre servile (et donc gratuite). Et, à la même époque, la France s’engageait aussi dans sa deuxième vague de conquêtes coloniales, de l’Afrique à l’Indochine en passant par la Nouvelle-Calédonie, où le « travail forcé » allait être généralisé à l’encontre des « indigènes ». Sans liberté, sans salaire, déportés, concentrés dans des camps…

C’est pourquoi Louis-Georges Tin, président d’honneur du Conseil représentatif des associations noires (Cran), peut à bon droit affirmer que « l’esclavage n’a réellement été aboli qu’en 1946, par la loi Houphouët-Boigny ». Et de rappeler que « si l’Organisation internationale du travail, fondée en 1920 dans le sillage de la Société des Nations, avait littéralement accusé la France de recréer l’esclavage, de Gaulle, en 1944, a continué la chose et dit, depuis Brazzaville, qui fut la capitale de la France libre : “Mêlez-vous de ce qui vous regarde !” » Si Pascal Blanchard ne soutient pas le déboulonnage systématique des statues, il estime indispensable d’expliquer l’histoire et les exactions des personnes commémorées, mais surtout « de créer des musées sur l’histoire coloniale de la France ». Louis-Georges Tin défend également cet effort d’enseignement de cette histoire et de commémoration d’un passé douloureux. Pour bien se faire comprendre au sein d’une nation française à la mémoire trop souvent lacunaire sur ces questions, il avait d’ailleurs publié en août 2017 dans Libération une tribune au titre significatif : « Vos héros sont nos bourreaux ». Et pour répondre à Emmanuel Macron, reprenant quasiment ses propres mots, « il n’est pas question d’oublier, mais bien de regarder – et de mieux faire connaître – cette histoire, en assumant et en faisant respecter les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité ».

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