Requiem pour des statues ?

Érigé à l’âge d’or de la « statuomanie », le paysage statuaire français occulte autant les ouvriers, les paysans et les femmes que les esclaves ou les colonisés. Mais des pistes existent pour réintroduire une pluralité de récits.

Emmanuel Fureix  • 24 juin 2020
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Requiem pour des statues ?
Le street-artiste C215 peint une effigie d’Aïcha Issadounène sur un mur de Saint-Ouen le 3 juin. Cette caissière au Carrefour de Saint-Denis est décédée du Covid-19 le 26 mars.
© JOËL SAGET/AFP

Robert Musil affirmait avec ironie qu’ériger des statues aux grands hommes, c’était « les précipiter, une pierre commémorative au cou, au fond de l’océan de l’oubli » ! Et pourtant… Certaines statues sont bien vivantes, peut-être même trop. Elles fonctionnent comme des sismographes de nos sociétés. Et ce à une échelle quasi planétaire quand on sait l’ampleur, depuis 2015 et le mouvement « Rhodes must fall », des contestations de statues liées de près ou de loin à la colonisation ou à l’esclavage. En France, jusque-là un peu à l’écart de ce mouvement, d’aucuns commencent à s’effrayer d’un nouveau « séparatisme », voire d’un « fascisme » décolonial qui s’attaquerait aux traces mêmes de l’histoire.

Mais une statue de grand homme n’est pas un livre d’histoire, elle ne restitue pas un passé complexe. Elle énonce des normes de gloire, qui par nature sont sujettes à révision constante. Or le paysage statuaire de nos villes a en grande partie été façonné pendant l’âge d’or de la « statuomanie », entre les années 1880 et les années 1930. Le grand homme d’alors était l’individu d’exception, capable d’infléchir le cours de l’histoire et d’illustrer le « génie français ». Dans ce grand récit, la « conquête » coloniale avait toute sa part. La statue du maréchal Bugeaud à Périgueux, ordonnateur des sinistres enfumades du Dahra (1845), comportait et comporte encore ces mots sur son piédestal : il « a vaincu, pacifié et colonisé l’Algérie ».

Mais les discordances avec aujourd’hui ne s’arrêtent pas là – c’est là sans doute l’erreur des lectures strictement décoloniales du problème statuaire. Les statues de « grands hommes » sont en France presque exclusivement masculines (93 %) ; elles occultent autant les ouvriers et les paysans que les esclaves ou les colonisés. Observer à l’aune de ce constat le paysage qui nous entoure modifie le diagnostic posé : les statues n’offensent pas seulement des mémoires blessées, elles rendent étrangers l’un à l’autre le peuple de regardeurs et le peuple de statufiés. Or le fameux « droit à la ville » devrait inclure un droit de représentation visuelle, dans des effigies plus modestes. Les portraits-fresques de street-artistes, il est vrai, répondent mieux à cette fonction que des statues, ainsi que l’a montré l’artiste C215 avec son hommage à la caissière Aïcha Issadounène sur un mur de Saint-Ouen.

Plus qu’une incitation à la table rase, on peut donc saisir ces attaques de statues comme une occasion de réfléchir à un autre paysage statuaire possible, moins anachronique, plus sensible à une pluralité de récits. À la condition de privilégier l’addition à la soustraction, et d’éviter les coups de marteau intempestifs et moralisateurs. De partir de l’espace vécu et non de listes de personnages, d’identifier les offenses et les dettes éprouvées dans les sociétés locales, et de combler les « blancs » du récit iconique. Le chemin a en partie été tracé à une échelle municipale, la seule possible en matière de démocratie statuaire : à Bordeaux, une commission attentive aux vœux des habitants a suggéré l’érection d’une statue d’esclave, Modeste Testas, effective depuis 2019, et l’addition de plaques explicatives aux noms de rues de négriers. Une autre solution, en cas de destruction de statue, a été soufflée par Banksy : replacer la statue contestée – ici celle du négociant négrier Colston à Bristol – en lui adjoignant des manifestants statufiés en train de la déboulonner. L’acte iconoclaste devient objet patrimonial sans effacer la statue antérieure.

Alors, bien sûr, nombre de ces bricolages ont été tentés lors de révolutions plus ou moins récentes, afin de construire un espace public partagé et négocié. La Commune de 1871 rêvait d’émanciper l’espace en déboulonnant la colonne Vendôme, « négation du droit international, une insulte permanente des vainqueurs aux vaincus, un attentat [contre] la fraternité ». Illusion vite refroidie, avant même la victoire des Versaillais. Un ouvrier maçon limousin avait mesuré les limites des assauts contre la pierre : « Je plains ceux qui ne savent point juguler l’histoire d’aujourd’hui et qui se vengent en accusant les pierres, en abattant la colonne Vendôme », remarquait-il, quelques jours avant d’être fusillé par les Versaillais.

Emmanuel Fureix Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris-Est Créteil. Auteur de L’Œil blessé. Politiques de l’iconoclasme après la Révolution française, Champ Vallon, 2019.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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