« Transatlantique », ou comment Netflix réécrit l’histoire de l’Occupation

Peu d’actions comme celle de Varian Fry ont tout pour finir en best-sellers et faire de leur auteur un héros. Aucune comme la sienne n’a été autant mise à mal. Dernier avatar, la mini-série que Netflix lui consacre romantise ses relations avec les célébrités artistiques qu’il a sauvées.

Thierry Discepolo  • 6 juin 2023
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« Transatlantique », ou comment Netflix réécrit l’histoire de l’Occupation
Les scénaristes de "Transatlantique" se sont inspirés d’une fiction qui entretient avec l’histoire une relation si approximative qu’on se demande même pourquoi avoir gardé les noms, les lieux, la période.
© Bluearth Production

Thierry Discepolo est éditeur du livre de Varian Fry, « Livrer sur demande… » Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), traduction d’Édith Ochs, postface de Charles Jacquier, Agone, collection « Éléments », (2008) 2017.

Tout commence en 1935, quand un jeune journaliste new-yorkais, envoyé à Berlin pour y étudier le régime nazi, la situation sociale et la population allemande, assiste à un pogrom. Cet événement, qui le marque définitivement, fait sans doute de Varian Fry l’un des premiers Américains à comprendre la place de l’antisémitisme dans l’Allemagne sous Hitler. Dans les années qui suivent, Fry écrit articles, ouvrages et donne des conférences pour annoncer ce qu’il nomme une « seconde grande guerre » et critiquer l’isolationnisme américain face aux menaces fascistes.

Quand est fondé l’Emergency Rescue Committee, qui rassemble les efforts d’exilés socialistes européens, de militants antifascistes, de libéraux américains et de syndicalistes – notamment du Jewish Labor Committee lié au Bund (Union générale des ouvriers juifs de Russie et de Pologne) –, c’est tout naturellement que Varian Fry se propose pour une mission de sauvetage en réponse à l’article 19 de la convention d’armistice : « Le gouvernement français est tenu de livrer sur demande tous les ressortissants désignés par le gouvernement du Reich. »

Varian Fry Livrer sur demande

Entre le 15 août 1940 et le 6 septembre 1941, à la tête du Centre américain de secours, Fry et la pléiade de jeunes gens désintéressés qu’il a réunis vont permettre à plus de deux mille personnes d’échapper à la nasse qu’est devenue Marseille. Dans cette liste, assez de noms prestigieux pour entrer dans la légende : Hannah Arendt, André Breton, Marcel Duchamp, Max Ernst, Marc Chagall, Stéphane Hessel, Claude Lévi-Strauss, André Masson, Peggy Guggenheim, Jean Malaquais, Heinrich Mann, Max Ophüls, Benjamin Péret, Jacques Schiffrin, Anna Seghers, Victor Serge, etc.

Également assez de réfugiés juifs pour que Varian Fry ait été le premier Américain nommé « Juste parmi les nations ». Il s’agit bien sûr, pour l’essentiel, d’anonymes, mais souvent des militantes et militants socialistes, antifascistes, syndicalistes ou sociaux-démocrates européens.

Ce glorieux mélange, qui force aujourd’hui l’admiration, ne fut pas du goût des mandants américains de Fry, en particulier des services d’immigration, qui le soupçonnent d’avoir transformé un programme de « récupération des cerveaux » en exfiltration d’éléments de la « cinquième colonne » et de « communistes ». Quant aux juifs qui cherchent à échapper à l’Europe occupée par les nazis (dont Fry connaît le projet depuis 1935), le président Roosevelt « ne considérait pas qu’il s’agissait là d’une priorité, rappelle Howard Zinn dans son Histoire populaire des États-Unis, « il confia la question au département d’État, dont la froide bureaucratie et l’antisémitisme firent obstacle à l’action ».

De retour à New York, Fry n’est plus qu’un personnage dérangeant, qui continue à critiquer la politique d’immigration américaine.

Privé du soutien des États-Unis, Fry apprend en juillet 1941 qu’un avis de recherche est lancé par la police française à son encontre. Il est expulsé du territoire un mois plus tard. De retour à New York, Fry n’est plus qu’un personnage dérangeant, qui continue à critiquer la politique d’immigration américaine.

Après son expulsion, le Centre américain de secours poursuit son activité, cautionnée par des personnalités du monde des arts et lettres, sous la direction de figures issues des différents courants de gauche antistaliniens européens, dont plusieurs rejoindront le maquis. Ce qui le fit définir par le militant révolutionnaire Victor Serge comme « la toute première Résistance, bien avant que le mot n’ait apparu ».

On voit bien que cette « besogne de sauvetage que Jean Malaquais inscrit en lettres d’or dans le martyrologue de ce que l’Europe compte de plus noble, [… ce rachat] d’une part de paradis de ceux qu’on nommait jadis les honnêtes gens » cadre mal avec l’histoire officielle des États sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.

Seule la liste des illustres (surtout surréalistes) sauvés par Fry permit à une version réduite de son action de ne pas être oubliée. Une série diffusée par l’industrie de vidéo à la demande pouvait-elle faire mieux ? Les scénaristes de Transatlantique se sont inspirés d’une fiction qui entretient avec l’histoire une relation si approximative qu’on se demande même pourquoi avoir gardé les noms, les lieux, la période. Ne reste plus qu’une distraction ennuyeuse et convenue. Même l’ombre de tout risque du moindre questionnement historique est écartée. N’est-pas ce qui porte en germe tous les révisionnismes ?

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