Un mouvement inéluctable

Les rassemblements contre le racisme dans la police marquent une demande d’équité et de justice. Un soulèvement en gestation depuis des années, notamment autour du Comité Adama.

Romain Haillard  • 10 juin 2020
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Un mouvement inéluctable
© Photo : Julien Benjamin Guillaume Mattia/Anadolu Agency via AFP

Nier l’existence de la violence et du racisme de l’institution policière ne les fera pas disparaître. Ce mensonge n’a pas encore volé en éclats, mais a commencé à s’effriter au rythme des appels à la vérité et la justice devant le tribunal de Paris, le 2 juin. Selon la préfecture, 20 000 personnes étaient présentes, quatre fois plus selon les organisateurs, le Comité Adama. Depuis près de quatre ans, ce collectif lutte pour faire reconnaître la responsabilité des forces de l’ordre dans la mort d’Adama Traoré. Le 19 juillet 2016, jour de son interpellation par la gendarmerie, ce jeune homme de 24 ans rend son dernier souffle dans la caserne de Persan, dans le Val-d’Oise.

Depuis ce rassemblement, la colère ne retombe pas. Mieux, elle a gagné la France entière. Lille, Marseille, Strasbourg, Toulouse, Rennes, Nantes, Bordeaux, Montpellier… Dans chacune de ces villes, le même constat : de la spontanéité, de nombreuses femmes, des cortèges très jeunes, mêlant Blancs et Noirs, une présence forte des quartiers populaires.

La mort de George Floyd – Afro-Américain mort asphyxié par un policier à Minneapolis le 25 mai – ne peut pas à elle seule expliquer la naissance de ce mouvement. Il faut se pencher sur les origines du combat pour Adama. Les soutiens de la famille Traoré ont su jeter des ponts par-dessus les fossés creusés par notre société. Leur combat s’appuie sur les luttes antérieures pour une prise de conscience des violences policières à l’œuvre dans les quartiers populaires.

Nouvelles victimes

De nombreux comités de familles de victimes très mobilisés existent partout en France, mais tous n’ont pas connu le même destin médiatique. « Le contexte dans lequel intervient la mort d’Adama Traoré a son importance », affirme Anthony Pregnolato, qui réalise une thèse sur la socio-histoire des mouvements contre les violences policières depuis les années 1990 en France. Ce contexte, c’est celui de l’état d’urgence et des manifestations contre la loi travail, sévèrement réprimées en 2016. « Les violences policières s’élargissent à une population plus visible médiatiquement – des étudiants, des syndicalistes, des militants de l’extrême gauche – et au cœur des centres urbains », rappelle le doctorant en science politique à l’université Paris-Nanterre. Il poursuit : « Les journalistes deviennent aussi les victimes de ces violences, et ça joue un rôle dans le fait qu’ils en parlent. »

Dans les médias, les violences policières ne s’écrivent plus entre guillemets.

En parallèle du mouvement contre la réforme du code du travail, le mouvement Nuit debout s’installe dans plusieurs villes de France. « À Paris, sur la place de la -République, des collectifs comme “Urgence notre police assassine” tendent à créer du lien entre ce mouvement social et les luttes dans les quartiers populaires », explique le sociologue. C’est à la fin de cette séquence politique où l’idée de s’allier commençait à germer qu’Adama Traoré est tué, en juillet 2016.

Autour d’Assa Traoré, sœur aîné du jeune homme décédé, le comité Vérité et justice pour Adama se forme. Le collectif bénéficie rapidement de l’expérience de militants chevronnés. Parmi eux, Almamy Kanouté, éducateur et autoentrepreneur en cohésion sociale. Ce membre de la Brigade anti-négrophobie se rendait régulièrement sur la place de la République, à Nuit debout. « Nous devons être présents là où on ne nous attend pas, commente-t-il. Notre société cherche à imposer des frontières. Quand j’étais ado, j’ai vite compris que c’était un piège. Nous avons davantage intérêt à créer de fortes connexions, des chaînes de solidarité et d’entraide. Et pas seulement dans nos quartiers, mais partout. » Un enseignement appliqué scrupuleusement par le comité, tant ses membres ont su se montrer là où se trouvent des personnes pour lutter : étudiants, postiers, cheminots, femmes de ménage, gilets jaunes, infirmières, jeunes mobilisés pour le climat…

Cette logique a mené le groupe à participer au collectif Ripostons à l’autoritarisme, aux côtés des militants de Bure engagés contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires, du Syndicat de la magistrature ou encore -d’Attac. Chaque année en juillet, à Beaumont-sur-Oise, où vivait Adama, la diversité observée à la marche commémorative de sa mort témoigne de ces nouvelles solidarités. Marche après marche, de nouveaux soutiens affluent. Ce rendez-vous annuel révèle un autre ingrédient du comité : l’enracinement local.

La fabrique de l’impunité

« Quand mon frère meurt, des membres du Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) viennent à Beaumont-sur-Oise et nous disent : “Ne faites pas les mêmes erreurs que d’autres, organisez-vous localement.” Nous les avons écoutés, ce sont les gens de Persan, de Champagne et de Beaumont-sur-Oise qui ont porté ce combat », explique Assa Traoré. Samir Elyes, membre de l’organisation fondée en 1995, lui avait prodigué ce conseil. « En 1997, j’avais participé aux révoltes à -Dammarie-les-Lys, après la mort d’Abdelkader Bouziane, abattu par la police d’une balle dans la nuque, témoigne le militant expérimenté. Le MIB nous avait transmis cette même leçon : nous ne sommes pas là pour vous aider, mais pour que vous vous aidiez les uns les autres. » Une fois la colère passée, que reste-t-il ? « Les émeutes, ça ne dure jamais bien longtemps », assène-t-il.

L’homme, originaire de la Seine-et-Marne, déroule avec méthode : « Moi, je ne viens pas de Beaumont. Est-ce que je peux y venir tous les jours pour faire du soutien scolaire ? Mettre en place une association d’entraide ? Non. Ce sont les habitants qui peuvent le faire. » Avec le soutien local, vient l’autonomie. « C’est à la famille, à ses proches et à ses soutiens de faire le travail de l’IGPN. Il faut enquêter, empêcher tout discours tendant à faire de la victime un délinquant », tempête Samir Elyes, avant d’ajouter : « À partir de ce moment-là, nous ne parlons plus seulement de violences policières, mais d’éducation populaire et de vivre-ensemble. Et donc nous parlons du quartier, de comment s’organiser. »

Si la naissance du mouvement du 2 juin ne peut se résumer à la mort de George Floyd, elle ne peut pas non plus se limiter au Comité Adama. « L’institution policière française se caractérise par l’opacité autour de ses pratiques », analyse Magda Boutros, doctorante en sociologie à la Northwestern University, dans l’Illinois, aux États-Unis. L’absence de traçabilité des contrôles d’identité ou de registre public des victimes de la police participe à masquer l’action des forces de l’ordre. « Mais, sur les quinze dernières années, un certain nombre de travaux militants, d’enquêtes de journalistes ou de rapports d’ONG tendent à lever le voile sur ces pratiques discriminatoires », oppose la doctorante, autrice d’une thèse sur les mobilisations contemporaines contre les violences policières. Et si les collectifs de victimes et leurs familles ne bénéficient pas de la même influence, il faut les appréhender dans leur ensemble, selon la sociologue : « Comparés, mis bout à bout, ils mettent en évidence des mécanismes récurrents et donnent à voir la fabrique de l’impunité. » Selon Magda Boutros, qui a consacré une partie de ses recherches aux contrôles au faciès, ce travail conduit à un infléchissement de l’opinion : « Comme les violences policières, les contrôles discriminatoires n’existaient pas, selon nos gouvernants. Depuis la publication de travaux scientifiques, il est devenu difficilement tenable politiquement de nier leur existence. »

Sebastian Roché, directeur de recherche au CNRS, abonde : « Rien n’a changé dans la pratique, ce sont les grilles de lecture qui bougent. Comme pour les violences faites aux femmes, de moins en moins acceptées socialement, l’opinion tolère de moins en moins les violences policières. Elles ne sont plus perçues comme une fatalité indépassable. » Ce spécialiste des questions de police et de sécurité voit dans les gilets jaunes, après le mouvement contre la loi travail, une nouvelle étape franchie dans l’opinion. « Nous avons pu voir l’inefficacité totale de l’IGPN à poursuivre et à sanctionner les fonctionnaires de police. Et, pour la première fois en France, un ministre de l’Intérieur a été contraint d’annoncer une refonte du maintien de l’ordre. Christophe Castaner l’annonçait en juin 2019, nous l’attendons toujours. »

Effet Boule de neige

Surtout, le débat déborde du simple cercle des initiés. De nombreuses personnalités noires ont participé au rassemblement parisien du 2 juin à l’appel du Comité Adama. Parmi eux, le footballeur du Paris-Saint-Germain Layvin Kurzawa ou encore la chanteuse Aya Nakamura. Deux jours après, Omar Sy, acteur français populaire et soutien de la première heure de la famille Traoré, a publié une lettre dans L’Obs, accompagnée d’une pétition. En quatre jours, elle a recueilli plus de 160 000 signatures. Des soutiens à effet boule de neige, selon le sociologue Julien Talpin : « Quand des artistes, des sportifs, des gens habituellement moins politisés et moins engagés prennent position, ça démontre une évolution dans la disponibilité d’une cause. Et ces personnalités ont indéniablement une influence sur la jeunesse. »

Qu’en sera-t-il de l’avenir du mouvement ? « Cette mobilisation spontanée suscite de l’émotion, mais les militants doivent s’assurer d’accompagner ceux qui veulent poursuivre le combat », alerte Naguib Allam, militant des quartiers populaires lyonnais et fondateur de l’Association des victimes des crimes sécuritaires (AVCS). Lui aussi a perdu son frère, tué par la police en 1981. Deux ans plus tard, il participait à la Marche pour l’égalité et contre le racisme. « Nous marchons encore », lance-t-il froidement avant de prévenir : « Les violences policières, alors même qu’elles étaient le point de départ de cette mobilisation massive, ont été complètement éludées. Jusqu’ici, le pouvoir n’a fait que mieux armer sa police pour contrecarrer la pression, sans jamais la traiter. » Le mouvement n’en est qu’à ses balbutiements, mais bénéficie d’une longue expérience de lutte. Si rien ne change, les proches d’Adama Traoré l’annonçaient déjà : « Sans justice, vous n’aurez jamais la paix. »

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