En Nouvelle-Aquitaine, l’art en circuit court

Depuis début juin, la scène nationale Carré-Colonnes, à Saint-Médard-en-Jalles et Blanquefort, accueille en résidence des compagnies locales. Un beau moyen de permettre aux artistes de reprendre la création.

Anaïs Heluin  • 1 juillet 2020 abonné·es
En Nouvelle-Aquitaine, l’art en circuit court
Les acrobates Alba Faivre et Marie Tribouilloy offrent aux chalands un moment de grâce suspendu.
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Quelques minutes avant 11 heures, le 19 juin, de petits groupes se forment sur le marché de Saint-Médard-en-Jalles, à une quinzaine de kilomètres de Bordeaux. À distance des étals, ils lèvent la tête dans la même direction : le sommet du Carré, qui avec les Colonnes, à Blanquefort, à quelques kilomètres de là, forme le Carré-Colonnes.

Labellisé scène nationale depuis janvier 2020, ce lieu a repris de l’activité au moment du déconfinement, après deux mois et demi d’arrêt. Si les spectateurs ne sont pas encore invités à y entrer, des artistes occupent de nouveau les salles depuis le 6 juin. Sur le marché, l’équipe du théâtre en informe les curieux grâce à un dépliant qu’elle distribue aussi aux alentours grâce aux deux vélos électriques dont la directrice, Sylvie Violan, a décidé de faire l’acquisition pour, dit-elle, « reprendre contact avec les habitants, leur dire que nous sommes là, au travail». Dans le respect, évidemment, des règles sanitaires.

Le programme annonce : «Chaque samedi matin, du 6 juin au 25 juillet, à l’occasion des marchés de Saint-Médard et de Blanquefort qui ont lieu devant le Carré et les Colonnes, les artistes présents dans nos bâtiments sortiront au balcon faire un salut, un impromptu, une petite impro, selon leur inspiration du moment». C’est aujourd’hui au tour de la compagnie L’Oublié(e), dirigée par la metteuse en scène et chorégraphe Raphaëlle Boitel, de faire son apparition. Tantôt sur, tantôt autour d’un mât chinois installé sur le toit du théâtre, les acrobates Alba Faivre et Marie Tribouilloy offrent aux chalands un moment de grâce suspendu. Une danse toute en chutes et en rattrapages, imaginée par les artistes en une demi-journée. Le reste de la résidence est consacré à la création d’Ombres portées, second volet d’un triptyque féminin ouvert par La Bête noire, sorte d’autoportrait de et par Raphaëlle Boitel, qui y interroge sa propre pratique de la contorsion.

En ce moment, Raphaëlle, avec son bras droit, Tristan Baudoin, et son technicien, Nicolas Lourdell, qui l’accompagnent au Carré-Colonnes, auraient dû être à New York pour y jouer. Ils ont également dû renoncer à la reprise d’un opéra à Barcelone et à quarante-deux dates en France et ailleurs. «Une tournée qui représentait des années de travail. Son annulation, ce sont des rêves qui s’effondrent. La proposition de résidence par le Carré-Colonnes, lieu partenaire de longue date, est très précieuse dans ce contexte. Elle nous redonne envies et espoirs », dit l’artiste.

C’est bien là ce que souhaitaient Sylvie Violan et son équipe en débloquant un budget de production afin de mettre leur outil à disposition des artistes dans des conditions habituelles de répétition. Neuf autres compagnies régionales en bénéficient, parmi lesquelles Opera Pagaï et Volubilis, les deux nouvelles compagnies associées au Carré-Colonnes. Certaines viennent reprendre des résidences interrompues par l’épidémie ; d’autres, comme Raphaëlle Boitel, anticipent un travail de création.

Ce soutien aux compagnies voisines témoigne de la réflexion qui s’est mise en place au Carré-Colonnes et au-delà : entre diverses institutions culturelles de Nouvelle-Aquitaine et dans de nombreuses autres régions. Cela à travers des groupes de réflexion créés en confinement par des artistes, des équipes de lieux et des fédérations, afin d’entamer un travail de réévaluation de leurs pratiques. Une carte, Initiatives et groupes de réflexion culture et service public, que l’on peut trouver sur Internet, a même été créée par plusieurs artistes afin de recenser «de manière non exhaustive les initiatives de toutes sortes pour repenser l’art et le service public au temps de la Covid-19». La démarche lancée par Sylvie Violan n’y figure pas, mais elle y aurait toute sa place.

« Comme beaucoup de mes consœurs et confrères directeurs de lieux, la situation m’a mise face à l’urgence de revenir à l’essence de nos métiers : la relation avec les artistes et les spectateurs, à laquelle je souhaitais donner plus de temps», confie la directrice. Raphaëlle Boitel exprime un désir similaire : «Sans aller jusqu’à dire qu’il faut se réinventer – récurrent dans les injonctions présidentielles aux artistes, ce terme m’insupporte –, je crois qu’il est bon de réfléchir à des manières d’éviter la boulimie de productions qui nous éloignent les uns des autres.» Des idées nées pendant le confinement devraient l’aider à concrétiser cette intention. Influencée depuis ses débuts par le 7e art, elle souhaite aussi réaliser son premier film. « Tout ou presque étant à l’arrêt cet été, je me dis que c’est l’occasion. »

La directrice du Carré-Colonnes affirme de son côté l’envie d’un Carré plus ouvert à l’accueil de propositions artistiques échappant aux modes de production habituels. «La situation nous a forcés à être très réactifs et à l’écoute des besoins immédiats des artistes. Alors que d’habitude nous programmons tout un an et demi à l’avance. Sans renoncer à ce fonctionnement, je veux laisser la place à des gestes plus spontanés, plus en prise avec le présent.»

De l’épreuve traversée, Sylvie Violan entend aussi faire perdurer l’intense échange avec les huit autres scènes nationales et autres structures de la région : l’Office artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine (OARA) par exemple, ou encore le festival Chahuts. Sans promettre des lendemains qui chantent, le Carré prépare une saison de dialogues.

Politique culturelle
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