Le monde autour de Magellan

Dans Qui a fait le tour de quoi ?, Romain Bertrand revisite l’expédition du grand navigateur autour du globe en considérant les peuples déjà sur place.

Christophe Kantcheff  • 15 juillet 2020 abonné·es
Le monde autour de Magellan
© Manuel Cohen/AFP

C omment on écrit l’histoire. Le titre du fameux livre de Paul Veyne – qui fit beaucoup de bruit à sa parution en 1971 – est revenu au centre de notre actualité. Qu’il s’agisse des statues déboulonnées ou d’un certain nombre de publications autant dans la discipline historique qu’en littérature. Ainsi, le récent roman de Cesare Battisti, Indio (lire Politis du 25 juin), revenait sur les premiers pas des Européens au Brésil. L’historien Romain Bertrand, quant à lui, dans un récit érudit publié dans la collection littéraire des éditions Verdier, revisite la « légende » Magellan.

Le titre indique que l’auteur reprend les choses à la base : Qui a fait le tour de quoi ? Fernand de Magellan, transfuge portugais au service de la couronne d’Espagne, aurait-il fait le tour de la planète (dont on savait, depuis l’Antiquité, qu’elle était ronde) ? Non. Il est connu qu’il n’en a pas eu le loisir, tué qu’il fut lors d’une confrontation avec les autochtones de la petite île de Mactan, aux Philippines. C’est un de ses seconds, le Basque Juan Sebastian Elcano, avec 30 marins de l’équipage initial (sur 237), qui a relié Séville. Mais Romain Bertrand décentre le regard et considère Enrique, un jeune Malais fait esclave par Magellan, alors au service du roi du Portugal, des années auparavant lors de la conquête de Malacca en 1511. Enrique, ramené à Lisbonne puis participant au grand projet maritime de son maître, s’émancipant à la mort de celui-ci pour, sans doute, rentrer chez lui non loin des Philippines, en Malaisie, où il est tenu pour un « héros national ». Ainsi, c’est lui qui aurait fait le premier le tour du monde. « Ce n’est bien sûr pas la version retenue, des siècles durant, par les apologues de l’expansion hispanique… », écrit l’auteur.

Considérons le récit officiel : les Espagnols, achevant le dessein de Magellan, ont-ils fait le tour du monde ? Pas même, avance Romain Bertrand : « Du globe, assurément. Mais du monde, c’est une autre histoire – ou plutôt, quantité d’autres histoires : un inextricable écheveau de vérité, la mosaïque infinie des façons d’être, de penser, d’éprouver. Le monde, c’est la planète plus l’homme – l’homme tout entier, l’homme en tous ses devenirs. Les vaisseaux de Magellan […] ont serpenté le long d’une guirlande d’univers. Les Tupinamba du Brésil, les Tehuelche de Patagonie, les royautés des -Philippines, les sultanats des Moluques et de Bornéo : autant de sociétés qu’ils n’ont pas su comprendre, qu’ils n’ont pas voulu considérer – autant de mondes qu’ils n’ont fait qu’érafler. »

Ces « quantités d’autres histoires », l’auteur, dans ce bref récit, les esquisse. Il montre en particulier combien l’Asie du Sud-Est, en ce début de XVIe siècle, est un « monde connecté », de la Chine à l’Océanie, où le commerce est rodé, où la séparation entre tribus prodiguant les denrées recherchées (camphre, corne de rhinocéros, bois d’aloès et les épices, bien sûr) et les peuples qui les vendent est organisée. Les Espagnols surviennent au sein de cette « première “mondialisation” » en retardataires avides et destructeurs.

Alors, faut-il déboulonner la statue de Magellan ? Non pas. Mais considérer, comme nous y invite Romain Bertrand dans son livre vif, non sans humour et stimulant, qu’« il faut une quantité de vies infimes pour faire une vie majuscule ». Et beaucoup de prétendus « sauvages » pour sculpter une légende.

Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan, Romain Bertrand, Verdier, 144 p., 14,50 euros.

Littérature
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