Danièle Obono : « Le plus grave est leur arrogance et leur sentiment d’impunité »

La députée Danièle Obono (LFI) est depuis longtemps visée par des attaques xénophobes et sexistes. Elle répond dans Politis à l’ignoble « roman » de Valeurs actuelles la mettant en scène comme esclave de marchands arabes.

Olivier Doubre  • 9 septembre 2020
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Danièle Obono : « Le plus grave est leur arrogance et leur sentiment d’impunité »
© Jules Peyron

C’est peu de dire que le dernier épisode du « roman d’été » de Valeurs actuelles a fait parler. Transposant la députée insoumise Danièle Obono au XVIIIe siècle dans une Afrique précoloniale de pacotille où elle est réduite en esclavage par un chef de tribu qui va la vendre à un cruel et (évidemment) sournois notable arabo-musulman, l’histoire est caricaturale mais aussi travaillée pour renvoyer aux préjugés et automatismes racistes des lecteurs de l’hebdomadaire d’extrême droite (lire page 8). Et pour parfaire l’ignominie, des dessins montrent la députée fers aux pieds, enchaînée par le cou.

Femme noire élue des XVIIIe et XIXe arrondissements de Paris, engagée contre le racisme, l’antisémitisme et l’islamophobie, Danièle Obono estime que la gravité des faits réside surtout dans la banalisation du discours d’extrême droite, désormais omniprésent dans les médias traditionnels, qui permet la publication d’un tel texte. Comme pour lui donner raison, une semaine après la publication du fameux épisode de ce « roman d’été », Louis de Raguenel, rédacteur en chef à Valeurs actuelles, démissionnait… pour prendre la tête du service politique d’Europe 1. La société des rédacteurs de la radio est vent debout, la direction tente de justifier son choix, et pendant ce temps Danièle Obono porte plainte contre la publication – déjà condamnée par le passé pour « incitation à la haine raciale »…

Qu’avez-vous ressenti quand vous avez découvert les illustrations et le texte de Valeurs actuelles ? Était-ce douloureux ?

Danièle Obono : Dans un premier temps, je n’ai pas fait très attention, parce que je reçois souvent des notifications de personnes qui m’insultent ou d’amis qui m’alertent à ce sujet. Mais Mathilde Panot [sa collègue députée (LFI) du Val-de-Marne] a réagi et c’est alors que je me suis vraiment arrêtée sur cet article. L’image, en particulier, m’a interpellée. Du texte, dès la première page, le message était déjà assez clair. C’est une violence symbolique, et même physique, très forte.

Je ne dirai pas que c’était douloureux parce que ça fait trois ans que je suis l’objet d’attaques régulières, alors j’essaye de me blinder. Mais même si l’on peut se recouvrir d’une armure, on demeure exposé et les coups portent. Voir une image de soi aussi dégradante, cela souille malgré tout. J’ai donc eu une réaction immédiate de dégoût et de colère. Vis-à-vis de Valeurs actuelles (VA), mais surtout par rapport à l’impunité : comme si c’était une ligne d’attaque politique légitime. Parce que ce texte n’est pas vraiment une fiction : VA est un organe d’extrême droite qui défend des thèses racistes, xénophobes… Le plus grave est qu’ils se sentent à l’aise de le faire, de le publier, parce que le contexte le leur permet. Avec arrogance et un sentiment d’impunité. C’est cela qui m’a profondément révulsée.

Comment analysez-vous la présentation de l’esclavage par Valeurs actuelles ?

Je pense que c’est d’abord une instrumentalisation, un choix assumé, annoncé d’emblée. Où ils vont expliquer à Danièle Obono la réalité de l’esclavage, en particulier celui de la traite arabo-musulmane. Mais l’enjeu n’est pas d’établir la réalité de cet esclavage. Personne n’a attendu VA pour cela, il y a quantité de travaux sur ce sujet. Le récit de VA est un texte révisionniste qui veut réécrire l’histoire pour l’instrumentaliser. L’enjeu est de renverser la charge de la responsabilité et de prétendre que ce sont les Africains eux-mêmes qui sont responsables. Cela s’inscrit donc dans une stratégie politique, typique de l’extrême droite, qui s’emploie à dédouaner les Européens (et les Français) de leurs responsabilités dans l’esclavage.

Le seul personnage de ce « roman » à vous sauver de votre condition d’esclave est un « père blanc ». Qu’est-ce que cela vous inspire ?

Le propos est de dire : « On va vous expliquer votre propre histoire… » C’est, là encore, la mission civilisatrice de l’homme blanc. Tout cela est tellement grossier, tellement caricatural !

Les attaques dont vous êtes la cible ne se limitent pas à Valeurs actuelles. On pourrait citer Causeur, Radio Courtoisie, d’autres canaux d’extrême droite, mais aussi Marianne et même certaines voix de la supposée « gauche sécuritaire » – vallsiste ou laïcarde.

Il y a là un continuum avec la « lepénisation », ou ce que j’ai appelé la « zemmourisation », de la vie publique et politique. Et cela atteint aussi certains courants dits de « gauche ». Je pense que c’est d’abord dû à un mélange d’opportunisme et d’adhésion à un discours xénophobe, anti-migrants, avec une vision de la nation très ethnocentrée. Je ne dis pas que tous les gens de droite sont racistes ou partagent ce que véhicule Valeurs actuelles, mais il y a des affinités, des rapprochements plus faciles à établir.

En revanche, si c’est devenu aussi « grand public », si des médias peuvent reprendre des théories sur le prétendu « racisme anti-blanc », ou comme en ce moment sur « l’ensauvagement de la société », comme s’il s’agissait d’évidences, c’est qu’une partie de ce qui était la gauche les a aussi intégrées. Un courant supposé de « gauche » dit : « On a abandonné les classes populaires pour s’intéresser aux femmes, aux LGBT, aux Noirs, aux Arabes… » Or leur vision des classes populaires se limite à une classe ouvrière mythifiée, et blanche en fait. Alors qu’elle a toujours été diverse, multiple… Et puis il y a l’autre versant, que représente aujourd’hui la Macronie, puisqu’elle est aussi issue de cela, qui défend à la fois un néolibéralisme économique et une vision très conservatrice, réactionnaire, de la société.

Cette attaque de VA a été possible en raison d’une certaine dégénérescence idéologique de la social-démocratie, du fait de ses analyses et des politiques mises en œuvre. Car celles-ci ont accrédité et légitimé les thèses du Front national, tout en refusant de mettre en place des politiques publiques volontaristes, efficaces, de lutte contre les discriminations. Au contraire, on a assisté à une accentuation des inégalités en tout genre, traversées par le racisme, le sexisme et les LGBT-phobies.

Valeurs actuelles s’est « excusé », en tentant d’expliquer que son texte n’est « pas raciste ». Que leur répondez-vous ? Pourquoi avez-vous décidé d’attaquer le journal en justice ?

C’est une réponse. La justice va se prononcer et j’espère que la condamnation sera morale, politique, mais aussi judiciaire. Dans les justifications que la rédaction de VA essaie de donner, elle dit que je n’ai pas compris, que les gens n’ont pas compris ses intentions. C’est une insulte à leur intelligence et une profonde marque de mépris. Le mépris était de toute façon la base de leur texte de « fiction » : « Vous ne connaissez pas l’histoire de l’esclavage, voici la vraie ! » Je pense que, cette fois, ils se sont rendu compte qu’ils étaient allés un peu trop loin. Du coup, ils essayent de se trouver des excuses, mais qui ne tiennent pas la route. Ce n’est pas la première fois qu’ils me choisissent pour cible, mais je ne suis pas la première des femmes racisées à être attaquée par ce magazine.

Valeurs actuelles vous prête des propos où vous citez Christiane Taubira. N’est-ce pas, selon vous, la confirmation qu’ils visent tout particulièrement des femmes noires et élues ? Ils citent même Sibeth Ndiaye, avec qui vous avez pourtant a priori assez peu d’affinités politiques…

À part le fait que nous sommes trois femmes noires, nous avons assez peu d’éléments en commun. Même si j’en ai bien plus avec Christiane Taubira, évidemment… VA conjugue un sexisme et un racisme assez grossiers. Ce journal a d’ailleurs également attaqué Najat Vallaud-Belkacem par le passé. Que des femmes racisées soient élues, c’est visiblement insupportable pour ces gens-là. Si, en plus, elles se permettent de prendre la parole publiquement, alors là…

Ne serait-il pas temps de boycotter ce type de médias, de Valeurs actuelles à CNews ou LCI ?

Il faudrait alors en boycotter beaucoup. Aujourd’hui, une partie de l’espace médiatique est saturée par cette parole d’extrême droite. On peut bien sûr refuser d’y aller par choix politique, comme je le fais avec CNews. Mais on ne peut pas non plus laisser entendre uniquement cette voix-là. C’est pourquoi il faut construire un rapport de force dans l’espace médiatique. Et d’abord au sein même des rédactions, et pas uniquement de la part de certains observateurs extérieurs, comme le fait par exemple l’association Acrimed. Dans les rédactions, des journalistes doivent pouvoir manifester leur désaccord, notamment sur le choix des invités.

La France insoumise (LFI) ne joue-t-elle pas elle aussi d’ambiguïtés, quand Alexis Corbière accepte d’accorder une interview à VA ?

J’étais convaincue qu’il n’était pas judicieux de leur donner une interview. Mais pas mal de copains de LFI pensaient sincèrement que VA appartenait à une droite conservatrice, qui était du domaine du fréquentable. Maintenant, il est clair que ce n’est pas le cas. Toutefois, l’interview d’Alexis Corbière n’est pas à mettre sur le même plan que celle d’Emmanuel Macron, qui, lui, est président de la République. Dans son cas, c’est un signal politique qui est envoyé, dans la continuité d’ailleurs des choix politiques et idéologiques de la Macronie, dont on sait, depuis, les affinités avec ces courants-là.

Comment caractériseriez-vous votre engagement décolonial ?

La dimension antiraciste de mon engagement politique fait partie de mon histoire et en constitue une part centrale. Mais ce n’est pas par ce biais-là que je suis entrée dans le militantisme, puisque j’ai commencé à militer dans le mouvement altermondialiste. C’est aussi dans le milieu militant que j’ai été confrontée aux questions de racisme et du manque de représentation de certaines parties de la population. Aujourd’hui, la gauche française demeure sociologiquement très homogène. Ce sont majoritairement des hommes blancs de plus de 40 ans, éduqués, appartenant à la classe moyenne… J’y ai donc toujours été une minorité de la minorité. Je me rappelle les militants noirs ou arabes que j’ai croisés et qui me disaient : « Tu ne survivras pas dans les organisations de gauche. » Parce qu’on y affronte les mêmes plafonds de verre que dans le reste de la société.

Toutefois, si on veut fédérer le peuple, on doit fédérer tout le peuple. Y compris les personnes noires, arabes, racisées, qui sont encore trop invisibilisées. Or on hérite d’une certaine fracture de la gauche avec les classes populaires, en particulier des minorités racisées. Il s’agit de savoir comment construire un récit collectif où toutes les voix sont entendues à part égale, à respect égal, à représentation égale. Voilà l’enjeu !

Récemment, un mouvement s’est formé autour du déboulonnage des statues. Cette lutte doit-elle être poursuivie ?

On a souvent l’impression, en France, que l’on découvre certaines choses comme si elles dataient d’hier. Alors que, sur ces questions, il y a des décennies de recherches en sciences sociales. On n’a rien inventé. Fanon et Césaire étaient déjà révolutionnaires à leur époque et le restent aujourd’hui. On croit que c’est aujourd’hui qu’on invente les mots de racialisation, de racisation, comme si on les importait. Mais non, on n’a rien importé. C’étaient déjà des réalités.

On a vu récemment le surgissement du refoulé esclavagiste. Et il a fallu que des gens déboulonnent des statues en Martinique ou en Guadeloupe pour qu’on se souvienne que ces territoires existent et font partie de la République française. Emmanuel Macron a dit : « La République n’effacera pas, ne déboulonnera pas… » Mais on ne cesse de le faire, en fait. L’histoire, ce sont des écritures et des réécritures permanentes. Heureusement que certaines statues ont été déboulonnées ! On voudrait faire comme si le statu quo avait toujours existé. Mais on a toujours déboulonné, on a toujours réécrit, toujours rebaptisé des rues… Qui célèbre-t-on ? Cette question est politique ! Il faut expliquer pourquoi on décide de célébrer untel plutôt qu’untel. Cela oblige à argumenter. Or, pour beaucoup de gens, il ne s’agit pas d’argumenter mais de maintenir un ordre dominant.

Comment est ressenti votre engagement décolonial au sein de La France insoumise ?

Je ne le définirais pas vraiment comme décolonial. Je suis une militante antiraciste, pour l’égalité. Je dirais plutôt que j’ai une grille de lecture intersectionnelle, pour employer un mot à la mode. Je pense que les débats qui traversent La France insoumise traversent plus largement la société française tout entière. Nous sommes un mouvement qui rassemble des sensibilités très différentes, qui vont de l’extrême gauche marxiste, trotskiste, à des personnes issues du PS ou du PCF. Le point de départ, c’est de dire qu’on est d’accord sur l’essentiel. Il peut y avoir des tensions, mais on fait en sorte de construire un mouvement où l’on ne fonctionne pas en termes de blocs ou de rapports de force. Est-ce que cela signifie que tout le monde est d’accord sur tout ? Sûrement pas ! Il y a beaucoup de sensibilités très différentes, mais c’est aussi cela qui fait La France insoumise, sa force et sa richesse.

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