François Jarrige : « L’illusion technique est une manière de ne pas penser la racine des problèmes »

L’historien François Jarrige voit dans la promotion brutale de la 5G par Emmanuel Macron l’adhésion à une pensée obsolète qui considère la technologie comme un bien neutre et bénéfique par nature.

Patrick Piro  • 23 septembre 2020 abonné·es
François Jarrige : « L’illusion technique est une manière de ne pas penser la racine des problèmes »
© jack-sloop/unsplash

Les technologies sont-elles, par essence, sources de progrès social ? François -Jarrige démonte depuis plus de dix ans ce type d’attendus surgis de la révolution industrielle et encore bien prégnants aujourd’hui. Une lecture politique et sociale des techniques qui se retrouve dans son dernier ouvrage, Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel (avec Alexis Vrignon, La Découverte, 2020).

Avez-vous été surpris par l’évocation d’un « modèle Amish » par Emmanuel Macron dans sa défense de la 5G ?

François Jarrige : Oui et non. Oui, parce que ses propos sont extrêmement caricaturaux, violents et simplistes. De telles stupidités laissent beaucoup de personnes sidérées. C’est surprenant de la part d’un président qui s’est présenté comme féru de philosophie et chantre de la complexité. Et puis parce qu’une telle sortie tranche avec trente ans de mutation profonde de notre compréhension de la place de la technologie dans la société. Ces questions sont entrées dans le champ des réflexions sociales et scientifiques, qui ont démonté la justification de la technique par la quête du « progrès » ou par des effets de mode. Et nous avons identifié dans le terme « innovation » un mot-valise qui renvoie surtout au désir suscité par la technologie. Il est donc largement compris que l’adoption d’une technique est un choix de société.

Renvoyer les opposants à la 5G aux Amish et à la lampe à huile, alors que nombre d’acteurs ont leur mot à dire – des scientifiques, les personnes électrosensibles, etc. –, c’est rejouer la querelle entre ceux qui seraient les modernes, pro-techno, et les réactionnaires, anti. Et le choix du terme « Amish » auquel ils sont renvoyés n’est pas un hasard. Il concentre dans l’imaginaire collectif toutes les traditions conservatrices qui rejettent la modernité. On est dans la simplification à l’extrême de questions qui sont toujours complexes. Mais ça ne se passe jamais aussi simplement !

La 5G ne promet-elle pas de vrais bénéfices pour la société ?

Cette technologie est conçue pour faire circuler de l’information à grande vitesse. Or il existe d’autres techniques pour y parvenir. Pourquoi se refuser à réfléchir aux impacts de la 5G, à examiner des solutions différentes ? Dans le passé, chaque technologie a correspondu à des choix parmi une gamme d’options. Avec de tels propos, Emmanuel Macron affirme que la technologie ne fait pas partie du débat : elle est ou elle n’est pas. Et, à partir du moment où une nouvelle technologie surgit, elle serait forcément meilleure que les précédentes. Il n’y aurait donc pas à la questionner, juste à l’adopter. Cette sortie révèle finalement un imaginaire au fond historique extrêmement pauvre, que le Président contribue à laisser se propager dans le public.

Et en quoi n’êtes-vous pas surpris, finalement ?

Emmanuel Macron se présente depuis le début de son mandat comme le président de l’innovation technologique. Il est constamment en train de flatter une élite qui se réclame de la « French tech » et de la « start-up nation », tout un lexique qui renvoie à un discours publicitaire. Des prosélytes du capitalisme numérique qui se considèrent comme héros de la modernité, avec la prétention de pouvoir tout résoudre avec ses outils. L’agriculture doit-elle muter ? On lui invente l’agriculture 2.0. L’éducation doit se « moderniser » ? On lui invente l’éducation numérique, etc.

Avec régularité depuis son investiture, Emmanuel Macron se présente devant des parterres d’auditeurs issus de cette sphère et développe des discours où il s’évertue à correspondre à un imaginaire hors-sol, déconnecté de tout contexte sociétal, social, écologique… Il baigne complètement dedans, même si je n’arrive pas à croire qu’il y adhère totalement.

Comment l’expliquez-vous, alors ?

L’ensemble du discours présidentiel, ce jour-là, visait à présenter le recours à la technologie 5G comme inéluctable. Il n’y aurait pas d’alternative et, si nous n’y allons pas, les autres – la Chine, les États-Unis, etc. –, nous passeront devant. Cet argument n’est pas neuf : depuis le XIXe siècle et leur développement, les technologies ont régulièrement été imposées au nom du marché et de la concurrence. Proche de notre époque, dans les années 1970, la société a connu un moment « techno–critique » notable, avec la remise en cause du nucléaire, la montée des dénonciations de la pollution, les premiers rejets de l’automobile – on est même surpris de la radicalité de ces contestations quand on les revisite.

Mais, comme à chaque fois dans l’histoire des liens qu’entretiennent la société et les technologies, cette période a été recouverte par la suivante. À partir des années 1980 et 1990, c’est l’effondrement de l’Union soviétique, l’expansion de la mondialisation « heureuse », l’informatisation de la société… Domine alors un discours promouvant la technologie comme un vecteur d’émancipation sociale. Aujourd’hui, nous sommes à nouveau entrés dans un de ces moments « techno-critiques ». Les préoccupations écologiques interrogent à nouveau fortement les choix technologiques – OGM, numérique, etc. –, dont les promesses sont remises en cause. Et, désormais, le Covid-19 en remet une couche. C’est dans cette ambiance de grands questionnements que tente de s’imposer une élite imprégnée de croyance high-tech, qui voit dans le numérique l’alpha et l’oméga de l’avenir. Alors que la société affronte des crises considérables – inégalités sociales, dérèglement du climat, effondrement de la biodiversité, épuisement des énergies fossiles… –, on voit se réactiver un « solutionnisme » techno totalement déconnecté de l’ampleur des défis.

L’illusion technique est une manière de ne pas penser la racine des problèmes – le capitalisme mondialisé, pour le nommer. Emmanuel Macron, qui depuis qu’il est au pouvoir se montre impuissant à résoudre les crises, annonce 8 milliards d’euros pour le développement de la filière énergétique hydrogène et mise sans retenue sur les start-up techno pour inventer des solutions.

Vous ne croyez donc pas à un dérapage de langage de la part du Président ?

Absolument pas ! Il est urgent de ne pas céder à de tels discours, qui manifestent qu’Emmanuel Macron est bien un digne représentant du vieux monde dans son plus pur classicisme.

François Jarrige Historien des techniques

Écologie
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