Le théâtre joue son avenir

Les 432 millions d’euros alloués au spectacle vivant dans le cadre du plan de relance sont un bol d’air. Mais nombreux sont les artistes et professionnels qui s’interrogent sur l’évolution du secteur.

Anaïs Heluin  • 9 septembre 2020 abonné·es
Le théâtre joue son avenir
Le théâtre des Îlets, CDN de Montluçon, a pu s’en sortir jusque-là mais s’inquiète d’une baisse des aides.
© F SALESSE

L’esquisse par Emmanuel Macron d’un douteux « plan pour la culture » est déjà, pour le milieu concerné, un vieux souvenir. Elle ne remonte pourtant qu’au 6 mai, soit quelques jours avant le déconfinement. Une fois acquis le prolongement du droit des intermittents sur une durée de douze mois, artistes, techniciens et professionnels ont commencé à préparer leur rentrée selon différents scénarios. Jamais très optimistes.

Après un été marqué par l’annulation des grands festivals, qui va peser sur l’économie de nombreux artistes et compagnies pendant une voire deux saisons, l’annonce d’une aide de 2 milliards d’euros pour la culture – dont 432 millions pour le spectacle vivant –, sur les 100 milliards du plan de relance promis par le gouvernement le 31 août, suscite un certain enthousiasme. D’autant qu’elle succède à une période d’oubli quasi total des arts et de la culture en haut lieu. On peut espérer que l’intervention du Premier ministre, Jean Castex, auprès de la nouvelle ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, marque un tournant dans la gestion de la crise en matière culturelle. Notamment théâtrale, ce champ étant, avec la filière musicale, l’un des plus fragilisés.

«Cette aide est évidemment bienvenue, de même que la prolongation du chômage partiel jusqu’à la fin de l’année. Car, si nous ouvrons au public avec autant de spectacles que pour une rentrée habituelle, nous sommes obligés de fonctionner au ralenti sur certains postes. Nous n’avons pu obtenir aucune baisse de loyer de la part de notre propriétaire, ce qui, à terme, risque de nous mettre en danger », témoigne Élisabeth Bouchaud, directrice des Déchargeurs et de la Reine Blanche, deux théâtres privés parisiens. Or, sur les 220 millions d’euros dévolus au spectacle vivant privé, seuls 10 millions permettront d’abonder le fonds d’urgence aux théâtres privés et aux compagnies non conventionnées. Ce qui ne suffit pas pour apaiser les craintes de la directrice, liées en partie aux mesures sanitaires imposées en zone rouge : port du masque -obligatoire et jauges réduites. « Les spectateurs ne se sont pas précipités à la Reine Blanche cet été, où nous avons repris un spectacle musical qui avait fait salle comble quelque temps plus tôt. Sont-ils prêts à revenir maintenant, alors que les mesures sont plus strictes ? »

Si la question se pose aussi pour les structures publiques, elle est un peu moins sensible que dans le privé. La billetterie y représente une part moins importante du budget, et beaucoup ont un ancrage territorial fort qui leur permet de ne pas trop douter de la venue de spectateurs. Au théâtre des Îlets, centre dramatique national (CDN) de Montluçon, Carole Thibaut a pu constater cet été l’attachement des habitants au lieu. «Pendant les trois semaines d’événements en extérieur que nous avons organisés, ils sont venus nombreux. Nous en avons été très touchés et souhaitons continuer de développer cette présence forte des artistes sur le territoire. »

Depuis son arrivée à la tête du plus petit CDN de France, Carole Thibaut n’a de cesse d’inventer des manières de permettre la rencontre entre un geste artistique et un maximum de personnes, en particulier les plus éloignées des institutions culturelles. La situation actuelle l’a simplement poussée à affirmer davantage cette orientation, tout en assumant le coût des spectacles annulés. Et en maintenant toutes les créations prévues pour la saison 2020-2021, ce qui représente près des trois quarts de la programmation de ce théâtre très tourné vers les écritures contemporaines. Avec une attention soutenue envers « celles qui s’attaquent aux dominations. Celles qui proposent des alternatives à nos modes de vie», dit Carole Thibaut, qui ouvre sa saison du 17 au 20 septembre avec ses traditionnelles « Journées du Matrimoine ».

Grâce à ses subventions habituelles et aux aides exceptionnelles, le théâtre des Îlets a pu s’en sortir jusque-là «sans pertes ni gains» et continuer de mener les actions qui importent à la directrice et à son équipe. Lesquelles ne débordent pas de joie devant le plan de relance. Comme toute la profession, elles attendent les détails de la répartition des 220 millions destinés au privé. Elles s’inquiètent aussi au sujet d’une de leurs aides habituelles, concernant le dégel des crédits mis chaque année en réserve par le gouvernement dans le cadre du budget du ministère de la Culture. «Le dégel a bien été voté, mais nous avons appris que sa distribution aux CDN était confiée cette année aux directions régionales des affaires culturelles (Drac). Certains risquent donc de voir cette somme diminuer. Pourquoi mettre en place des soutiens exceptionnels si c’est pour amputer des subventions habituelles ?»

Les craintes de Vanasay Khamphommala et Barbara Métais-Chastanier se situent ailleurs. Le comédien, performeur et chanteur baroque et l’autrice, dramaturge et enseignante-chercheuse mènent une réflexion de longue date sur la place de l’artiste dans la société. Ils partagent le même désir de repenser leurs modes de production et de contribuer à cette réflexion au-delà de leurs pratiques personnelles. «Depuis quelques années, avec l’accélération de la dégradation de l’environnement, une nouvelle sensibilité et un nouveau vocabulaire ont commencé à émerger chez bon nombre d’artistes et au sein des lieux. Ce désir assez général de changement, de décroissance, s’est exprimé avec force au sein de la profession pendant le confinement. Il faudra être plus vigilant que jamais pour éviter que cela vire au marketing », dit Barbara Métais-Chastanier, qui a participé pendant le confinement à plusieurs groupes de réflexion. Elle observe pour le moment la rentrée des théâtres avec une certaine perplexité : «Globalement, les programmations ressemblent à ce qu’elles étaient auparavant.»

Ce phénomène peut s’expliquer en partie par la lourdeur des institutions. Vanasay Khamphommala pressent des causes plus profondes : « À voir la manière dont la plupart des lieux organisent leur rentrée, j’ai l’impression d’un désir de rattraper le temps perdu. Or, à mon avis, plutôt que d’utiliser les aides de l’État pour présenter un maximum de spectacles, il serait judicieux de les consacrer à la recherche de modèles de production et de médiation adaptés au contexte actuel. Personnellement, je n’ai plus envie de voir les spectacles du monde d’avant. Je crois que nous avons besoin de formes artistiques et de récits qui ont un temps d’avance, qui échappent à l’immédiat. »

L’artiste y travaille pour sa part au sein de sa compagnie, Lapsus chevelü, en développant des gestes artistiques indépendants de tout crédit public. Imaginée pendant le confinement, sa performance Je viens chanter chez toi toute nue en échange d’un repas illustre bien sa démarche : «Il s’agit de revenir aux fondamentaux – chanter, manger –, pour interroger les formes possibles de pratiques culturelles et de solidarité. »

Artiste associée à l’Empreinte – scène nationale de Brive-Tulle depuis l’an dernier –, Barbara Métais-Chastanier y mène quant à elle un cycle de rencontres avec des habitants, en vue de l’écriture d’une pièce qui abordera les enjeux de la crise écologique et des « nouveaux arts de vivre sur une planète abîmée ». Comme Vanasay Khamphommala, elle sollicite l’hospitalité des personnes qu’elle croise lors de marches qui lui serviront de base à l’écriture de «récits cartographiques». Que ce soit à l’intérieur des institutions ou en dehors, avec ou sans l’aide du plan de relance, le théâtre sort de ses murs et part en quête de rencontres nouvelles, régénératrices.

Théâtre
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