« Les Iraniennes ne sont pas des victimes, elles sont combatives »

Pour la sociologue franco-iranienne Azadeh Kian, la victoire des conservateurs aux législatives et les sanctions états-uniennes sur le régime de Hassan Rohani menacent directement les droits des femmes. Cependant, la résistance continue.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  • 9 septembre 2020 abonné·es
« Les Iraniennes ne sont pas des victimes, elles sont combatives »
Beaucoup d’Iraniennes s’émancipent grâce au sport, comme Kimia Alizadeh, première médaillée olympique iranienne de taekwondo.
© KIRILL KUDRYAVTSEV/AFP

En Iran, le crime d’honneur est un fléau qui perdure. Dans la nuit du 21 mai 2020, Romina Ashrafi, une adolescente de 14 ans, a été assassinée par son père pour avoir fui le foyer familial avec son petit ami. Ce qui a provoqué une vague de colère et d’indignation, principalement parmi la jeune génération, pour qui Romina est devenue un symbole de résistance. Soumises à des lois discriminatoires instrumentalisant l’islam et désignant l’homme comme chef de famille, les femmes en Iran ont un espace de liberté amoindri par le pouvoir grandissant des conservateurs, désormais majoritaires au Parlement.

La sociologue Azadeh Kian (1) dénonce aussi les sanctions états-uniennes qui verrouillent davantage le dialogue avec le régime iranien. Pour autant, les Iraniennes n’ont pas dit leur dernier mot.

Comment expliquez-vous la persistance des crimes d’honneur envers les femmes en Iran ?

Azadeh Kian : Le crime d’honneur est une forme de violence fondée sur le genre dont on entend davantage parler grâce aux réseaux sociaux. Ce crime persiste en Iran mais cela ne veut pas dire qu’il est en augmentation. Il est encore commis dans certaines régions parmi les plus reculées et isolées. Or Romina vivait dans un village du nord, où le crime d’honneur est rare, où les femmes sont instruites et prennent une part active à la vie économique, et où les inégalités de genre s’atténuent. Elle s’habillait à l’occidentale, possédait un smartphone et aspirait à vivre comme elle le souhaitait. Mais, dans certains milieux, la volonté des parents s’impose autant que celle de l’État et du régime islamique. C’est pourquoi sa mort a suscité une vive émotion et une vague d’indignation.

En outre, généralement, les mères se taisent ou prennent le parti du mari. Cette fois, ça n’a pas été le cas : la mère de Romina a dénoncé son mari et a demandé qu’il soit puni sévèrement. Il ne faut pas croire qu’en Iran le crime d’honneur est répandu ou que la société l’accepte. C’est tout le contraire.

Le père de Romina n’encourt que trois ans de prison. Pourquoi une telle impunité ?

Azadeh Kian

Professeure de sociologie, directrice du Centre d'enseignement, de documentation et de recherches pour les études féministes de l'université de Paris-Diderot.

Selon les lois islamiques en vigueur en Iran, les enfants sont la propriété du père. C’est pourquoi la peine prévue est minime par rapport à l’atrocité de l’acte. Le plus choquant, c’est que, avant de commettre son crime, le père de Romina s’était informé auprès d’un avocat pour connaître le châtiment qu’il encourait. L’avocat lui a répondu : « Pas grand-chose. » Tout en dénonçant ce crime prémédité, la société réclame le changement de ces lois discriminatoires. Le président Rohani a dû réagir en demandant que les décrets de son gouvernement contre les violences faites aux femmes [en attente depuis sept ans, NDLR] soient votés par le nouveau Parlement. Demande qui devrait rester lettre morte, vu la tendance ultraconservatrice de l’Assemblée issue des élections de février. Or, tant que ces crimes resteront impunis, d’autres pères pourront les commettre.

Vus de Paris, les principaux obstacles à l’émancipation des Iraniennes sont les lois rigoristes qui régissent la société. Quelle est, d’après vous, la plus grande difficulté à laquelle les femmes font face en Iran ?

Ces lois ont été adoptées selon une vision obscurantiste de l’islam. Tant que cela restera ainsi, difficile de s’attendre à ce que les Iraniennes puissent s’émanciper. Des motions ont toutefois été déposées par les précédents parlements réformistes, notamment par des femmes députées, pour changer les lois discriminatoires. Mais le Conseil de surveillance de la Constitution iranienne (2) les a toutes invalidées.

En dépit de ces interdits imposés par les lois islamiques, aucune loi n’interdit aux femmes une profession, excepté celle de guide suprême. Et les Iraniennes sont de plus en plus instruites et diplômées. Mais les patrons préfèrent embaucher des hommes, car, selon le code civil, ces derniers doivent subvenir aux besoins de leur famille. Les femmes deviennent alors économiquement dépendantes de leur mari. Des femmes m’ont dit être mécontentes de leur vie, mais ne pas avoir les moyens de divorcer ni d’être libres.

Lutter contre ces inégalités passe par un changement de lois. Or, ni le président Rohani, qui avait promis la nomination de femmes à des postes de ministre, ni, avant lui, Khatami, réformiste, n’ont réellement osé aller à l’encontre de la volonté du guide. Céder des droits aux femmes reviendrait à saper une part de leur pouvoir.

Comment expliquez-vous la victoire des conservateurs aux dernières élections législatives ?

Avant même la campagne électorale, 90 % des candidats réformistes ont été invalidés par le Conseil de surveillance sans véritables raisons. La majorité des candidats étaient conservateurs et ultraconservateurs. Conséquence : l’abstention a atteint près de 57 %, soit le plus haut niveau enregistré pour des législatives depuis la Révolution islamique de 1979. Ce nouveau Parlement n’a aucune représentativité. Et les militantes féministes telles que la réformiste Parvaneh Salahshouri [élue députée lors des législatives de 2016, l’une des 14 femmes du Parlement, NDLR] n’y sont plus les bienvenues. Des femmes siègent certes aux côtés de Rohani. Masoumeh Ebtekar a ainsi été nommée vice-présidente chargée des Femmes et des Affaires familiales. Mais elle n’a aucun pouvoir. 

De quels moyens disposent les Iraniennes pour faire entendre leur voix et revendiquer leurs libertés ?

Dans les années 1990, voire 2000, sous la présidence de Khatami, elles pouvaient encore manifester, dialoguer avec le gouvernement pour tenter d’améliorer les lois et atténuer les inégalités sociales. Désormais, lorsque les femmes protestent contre telle loi ou tel acte, elles sont emprisonnées. Le régime les accuse d’être « pro-américaines » et de comploter contre le régime. Que leur reste-t-il ? Les réseaux sociaux (les tentatives du régime de filtrer Internet n’empêchent pas les Iraniens d’utiliser WhatsApp, Telegram ou Instagram). Depuis le 25 août, et l’arrestation d’un agresseur présumé dénoncé sur Instagram, la parole des Iraniennes se libère. La version de #Metoo arrive doucement en Iran mais sûrement. Il existe également des médias tels que la revue féministe Zanân Emrooz (« les femmes d’aujourd’hui »), fondée en 1992 et suspendue sous les mandats de Mahmoud Ahmadinejad. Zanân est l’expression de l’intelligentsia féminine laïque, mais également des féministes musulmanes qui proposent une relecture des textes coraniques. Leur influence est telle qu’elles sont parvenues à séculariser la religion, c’est-à-dire à faire admettre au sein d’une grande partie de la société que les lois islamiques sont fondées sur le patriarcat et non sur la volonté divine.

Je constate aussi qu’il y a de plus en plus d’écrivaines, de metteuses en scène ou de réalisatrices. Autant de points de vue qui mettent en lumière la condition des femmes en Iran. Enfin, ce qu’il reste aux Iraniennes, c’est leur mobilisation, la solidarité, à travers des ONG et des groupes formels ou informels de la société civile.

Où en est le mouvement « Les Filles de la rue de la Révolution », lancé en février 2018 pour protester contre le port du voile obligatoire ?

En décembre 2017, Vida Movahed a été arrêtée après qu’une photo d’elle agitant son voile au-dessus de sa tête dans la rue Enghelab de Téhéran (enghelab signifie « révolution » en persan) s’est propagée sur Internet. Vida a été relâchée en janvier 2018. D’autres jeunes Iraniennes, de milieux sociaux différents, l’ont imitée. Toutefois, ce mouvement ne s’est pas étendu du fait d’une sévère répression. Plusieurs de ces filles ont été arrêtées puis libérées, d’autres ont fui le pays. Leur avocate, Nasrin Sotoudeh, aujourd’hui en prison pour les avoir défendues, a entamé une grève de la faim le 11 août pour attirer l’attention internationale sur le sort des prisonniers politiques en Iran.

Ce combat vieux de quarante ans continue d’exister. De plus en plus de femmes laissent glisser leur hijab sur les épaules. Elles ne sont pas contre le voile mais revendiquent la liberté de choisir de le porter ou non. Un acte politique et courageux – puisqu’elles enfreignent la loi – réprimé violemment par les autorités. Mais n’est-ce pas ces dernières qui, en instaurant le port obligatoire du voile, en ont fait dès le départ un symbole politique ?

À ce jour, une quarantaine de militantes des droits des femmes sont emprisonnées en Iran. Une révolution féministe contre l’intégrisme du régime iranien pourrait-elle se poursuivre ?

Pour cela, il faudrait que les militantes des droits des femmes et féministes puissent de nouveau s’organiser et faire pression sur le régime. Mais la répression les en empêche. En septembre 2019, le Parlement européen a adopté une résolution condamnant le régime pour ses violations des droits des femmes. Mais cela ne peut pas avoir d’impact puisque l’UE n’a plus de levier en Iran du fait de la politique de Donal Trump, qui est sorti de l’accord sur le nucléaire en 2018 et a imposé un embargo avec des effets extraterritoriaux. Les entreprises européennes ont quitté l’Iran pour ne pas subir les sanctions états-uniennes. Les Iraniens ont signé l’accord sur le nucléaire en 2015 mais n’ont rien obtenu en échange, ce qui a apporté de l’eau au moulin des conservateurs et des ultraconservateurs, qui étaient opposés au rapprochement avec les États-Unis et l’Europe. L’élection présidentielle américaine de novembre est très attendue.

Certaines Iraniennes l’attendaient depuis quarante ans : en octobre 2019, l’Iran a autorisé 3 500 femmes à assister à un match de foot à Téhéran. Peut-on y voir une avancée ?

Aucune loi iranienne n’interdit l’accès des femmes aux stades de foot. Mais, dans les faits, on ne le leur permet pas. Après la mort, en septembre 2019, de la « fille bleue », une supportrice arrêtée pour avoir tenté d’entrer dans un stade déguisée en homme et qui s’était ensuite immolée par le feu, le gouvernement a concédé l’ouverture des stades aux femmes. La Fédération internationale de football (Fifa) avait aussi menacé de ne plus accepter l’Iran dans les compétitions internationales. Les autorités n’ont toutefois admis qu’un petit nombre de supportrices. À mon avis, de peur de ne pouvoir les contrôler. Car les stades sont devenus des espaces de résistance où les femmes peuvent hausser la voix.

Beaucoup d’Iraniennes s’émancipent d’ailleurs grâce au sport, comme Kimia Alizadeh, première médaillée olympique iranienne de taekwondo [qui a rejeté son rôle de « faire-valoir » d’un système « corrompu, hypocrite et humiliant »_, NDLR]_. Aujourd’hui, en Iran, je ne vois plus de femmes qui se croient inférieures aux hommes. Contrairement à l’image qu’on veut donner d’elles, les Iraniennes ne sont pas des victimes, elles sont combatives.

Depuis le 25 août, et l’arrestation d’un agresseur présumé dénoncé sur Instagram, la parole des Iraniennes se libère. Peut-on parler d’un #Metoo iranien ?

Azadeh Kian : C’est effectivement la version de #Metoo qui arrive doucement, mais sûrement, en Iran, puisque tous les jours on a des dizaines et des dizaines de témoignages de viol, de violences sexuelles ou de harcèlement subis par beaucoup de femmes. Parmi les personnes dénoncées se trouvent plusieurs artistes, intellectuels et universitaires. Les femmes qui les dénoncent sur les réseaux sociaux sont elles-mêmes instruites, issues des classes moyennes, voire moyenne supérieure. Ce qui ne veut pas dire que ce genre de harcèlement n’existe pas parmi les groupes religieux et/ou traditionnels. En tout cas, c’est la première fois à ma connaissance qu’un tel mouvement prend dans le pays. Mais il y a encore très peu de plaintes officielles car il est très difficile de porter plainte pour viol ou harcèlement sexuel. Les lois ne sont pas en faveur des femmes, et le tabou du viol demeure. C’est très risqué aussi parce que si le violeur est condamné, il risque la peine capitale. Les victimes peuvent être intimidées. Ces femmes sont donc très courageuses de libérer leur parole, et de parler en détail de ce qu’elles ont subi sur Internet. Toutefois, leur but n’est pas de faire exécuter quelqu’un et d’alourdir le bilan déjà très noir des exécutions en Iran. Leur but, m’ont témoigné plusieurs d’entre elles, est avant tout de se battre contre la violence faite aux femmes et les inégalités de genre.

(1) Son dernier ouvrage : Femmes et pouvoir en islam, Michalon, 2019.

(2) Composé de six clercs désignés par le guide de la Révolution et six juristes qui n’ont qu’un avis consultatif.

Monde
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