Tous ces mots qui asphyxient

Dans une virulente charge contre la France d’aujourd’hui, le cinéaste haïtien Raoul Peck explique combien il « étouffe » dans ce pays où il vit depuis plus de cinquante ans.

Olivier Doubre  • 2 septembre 2020 abonné·es
Tous ces mots qui asphyxient
Raoul Peck lie le racisme aux inégalités sociales.
© Eric FEFERBERG/AFP

Comme un haut-le-cœur. L’aveu, surtout, d’une relation désormais interrompue avec la France de la part de ce grand cinéaste haïtien, jadis ministre de la Culture de son pays, président de la Femis à Paris, où il vit depuis plus d’un demi-siècle. Troublé jusqu’à « la nausée » par ce qui se passe aux États-Unis, après l’asphyxie de George Floyd, la gorge écrasée sous le genou d’un policier blanc de Minneapolis, Raoul Peck s’écrie à son tour : « J’étouffe ». Ce matin-là, en se levant, il ne peut se retenir de pleurer : « Quelque chose s’était brisé ; je venais de comprendre que mon histoire avec la France était terminée. » Diantre…

Auteur du remarquable documentaire I am not your Negro sur l’écrivain afro-américain James Baldwin, sorti quelques mois après sa fiction Le Jeune Karl Marx (lire Politis du 27 septembre 2017), Raoul Peck exprime ici « la concentration de colère accumulée tous les jours dans le cœur de ceux “qui ne vous ressemblent pas” ». Celle de ces « enfants “adultérins” » qui, face au racisme endémique et aux inégalités croissantes, ne veulent plus – ne peuvent plus – attendre, qui « ont déjà vu trop de malheurs s’empiler devant eux ». Expliquant ce sentiment d’étouffement, le cinéaste souligne qu’il écrit – « en toute transparence »« depuis la position d’un homme noir absolument privilégié à tout point de vue dans ce pays ». Non sans ajouter : « Imaginez un seul instant ce que ressentent les autres. »

Mais le propos (rageur) de Raoul Peck ne se limite pas à dénoncer le racisme. Il s’attache surtout à montrer son caractère indissociablement lié aux inégalités sociales, dans ce monde de paradis fiscaux, d’accumulations de plus-values financières et de protections sociales partout « dépouillées ». Dans une France sans cesse dans le « déni » quant à la perte aussi bien de son empire colonial que de la richesse due à la traite négrière.

Puisque, selon lui, « la démocratie, c’est la paix en Europe mais la guerre ailleurs », Raoul Peck n’oublie pas de rappeler qu’en tant que Noir, toute sa vie, il a dû « faire attention à ce [qu’il disait], comment [il] le [disait], à qui [il] le [disait] ». Et d’expliquer comment, « lorsque des “déclarations” incendiaires proviennent directement du sommet de l’État, la blessure n’en est que plus profonde. De ces blessures spécifiquement françaises, j’en porte un sacré paquet depuis le temps. Et je n’en ai oublié aucune » : les « outrages grotesques de toute la famille Le Pen et associés », les « vociférations » de Pasqua, le « silence de Mitterrand », les « odeurs » de Chirac, les « insultes bonhommes » de Sarkozy, les « “sans-dents” d’un Hollande », les « “virevoltes” précieuses d’un Macron »« Vous imaginez-vous comment cela est interprété par les sous-fifres ? […] Les mots éclatent en mille morceaux létaux lorsqu’ils arrivent sur le terrain »

J’étouffe Raoul Peck, Denoël, 48 pages, 5 euros.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

La gauche et la méritocratie : une longue histoire
Méritocratie 17 décembre 2025 abonné·es

La gauche et la méritocratie : une longue histoire

Les progressistes ont longtemps mis en avant les vertus de l’école républicaine pour franchir les barrières sociales. Mais le néolibéralisme dominant laisse peu de chances aux enfants des classes populaires de s’extirper de leur milieu d’origine.
Par Olivier Doubre
Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège »
Entretien 17 décembre 2025 abonné·es

Kaoutar Harchi, Dylan Ayissi : « Le mérite est une notion piège »

Dans un entretien croisé, Kaoutar Harchi, autrice et sociologue, et Dylan Ayissi, président de l’association Une voie pour tous, remettent en question la notion de mérite dans un système scolaire traversé par de profondes inégalités.
Par Kamélia Ouaïssa et Hugo Boursier
« La société française a découvert que l’homosexualité a été réprimée jusqu’à récemment »
Entretien 17 décembre 2025 abonné·es

« La société française a découvert que l’homosexualité a été réprimée jusqu’à récemment »

Sociopolitiste et historien, Antoine Idier analyse les enjeux de la proposition de loi « portant réparation des personnes condamnées pour homosexualité entre 1942 et 1982 », en passe d’être votée ce jeudi 18 décembre 2025 par l’Assemblée nationale.
Par Olivier Doubre
Quand la justice menace (vraiment) la démocratie
Idées 11 décembre 2025 abonné·es

Quand la justice menace (vraiment) la démocratie

De Marine Le Pen à Nicolas Sarkozy, plusieurs responsables politiques condamnés dénoncent une atteinte au libre choix du peuple. Un enfumage qui masque pourtant une menace juridique bien réelle : celle de l’arbitrage international, exercé au détriment des peuples.
Par François Rulier