Ágnes Heller ou les hasards du XXe siècle

La philosophe hongroise d’origine juive, jadis assistante de György Lukács, retrace sa traversée d’un siècle où elle a vécu sous quatre régimes politiques, dont quarante ans de stalinisme.

Olivier Doubre  • 7 octobre 2020 abonné·es
Ágnes Heller ou les hasards du XXe siècle
Peu avant son décès en 2019, Ágnes Heller manifestait encore son opposition au pouvoir de Viktor Orbán.
© Ludovic MARIN/AFP

Philosophe hongroise née en 1929, Ágnes Heller est aujourd’hui très peu connue en France. Si cette critique (de gauche) du marxisme, et évidemment de son dévoiement stalinien, a publié plus d’une trentaine d’importants ouvrages de philosophie politique, aucune traduction n’est disponible dans les librairies francophones. Ágnes Heller compte pourtant parmis les philosophes les plus étudié·es et lu·es tant dans les pays anglo-saxons qu’en Europe orientale. Notamment depuis qu’elle occupa à partir des années 1980 la chaire Hannah Arendt à la New School for Social Research de New York.

Il faut donc saluer la publication de cette autobiographie, caustique et passionnante, tant elle offre une lecture exigeante de l’histoire du XXe siècle vue depuis Budapest et donc, après 1945, depuis l’autre côté du « rideau de fer ». Conçu à partir d’une série d’entretiens avec l’éditeur autrichien Georg Hauptfeld, augmenté de photos des différentes périodes de la vie de l’auteure et des nombreux intellectuels qu’elle a côtoyés (Adorno, Habermas, Hans Jonas, Lukács, Foucault, Derrida), l’ouvrage est une traversée de ce « siècle de fer » dont elle vécut les terribles épreuves dans sa chair, sans cesser de tenter d’en penser les tragédies, les violences mais aussi les espérances.

Les premiers chapitres traitent ainsi de l’époque du régime fasciste d’une Hongrie alliée à l’Allemagne nazie, où Ágnes Heller échappe de peu avec sa mère à la déportation (mais non son père, qui périt à Auschwitz). Après-guerre, c’est un peu par hasard que des amis l’entraînent suivre les séminaires de György Lukács, ce grand intellectuel qui s’acharne à penser un renouveau du marxisme. Formidablement douée, Ágnes Heller en devient quelques années plus tard l’assistante et enseigne la philosophie politique. Avec lui, elle soutient la révolution de 1956, écrasée par les chars soviétiques, et se voit interdite d’enseignement. Tout comme après 1968 puisque, militant toujours pour un « socialisme sans police secrète », elle est alors très proche de la « nouvelle gauche ».

Surveillée sans cesse, sur écoute, Ágnes Heller accepte finalement l’exil que lui souhaite le pouvoir stalinien, et le poste d’enseignante d’une université australienne. Elle rejoint ensuite New York, recrutée par la prestigieuse New School for Social Research, fondée par des Allemands et des Français réfugiés, souvent juifs, à la fin des années 1930. On suit avec émotion l’évolution de sa pensée, toujours confrontée – comme sa personne – aux soubresauts du siècle. Jusqu’à récemment où, à la veille de son décès en 2019, cette retraitée rentrée en Hongrie manifeste son opposition radicale au pouvoir d’Orbán, tout en ayant abandonné ses espoirs de rénovation du marxisme, se déclarant in fine, presque contrainte mais non désenchantée, en faveur de la démocratie libérale. Sans renoncer jamais à l’exigence de la critique.

La Valeur du hasard. Ma vie, Ágnes Heller, édition établie par Georg Hauptfeld, traduit de l’allemand par Guillaume Métayer, Rivages, 288 pages, 20 euros.

Idées
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