Algérie : L’espoir en robe noire

Des centaines d’avocats défendent bec et ongles les opposants du Hirak, réprimés par le régime. Ils profitent de chaque procès pour faire celui de la justice, dans un système aux ordres.

Rosa Djaz  • 28 octobre 2020 abonné·es
Algérie : L’espoir en robe noire
Manifestation d’avocats pour l’indépendance de la justice et la libération des prisonniers politiques, le 24 octobre 2019, à Alger.
© Billal Bensalem / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Depuis neuf ans, Amirouche Bakouri est avocat à la cour de Bejaïa et membre, depuis sa création, du Comité des avocats. Il se souvient du moment où il a annoncé à son père qu’il souhaitait être, comme lui, avocat. « Mon père m’a juste demandé si j’étais “prêt à vivre parmi les loups ou à être un loup”. Je ne souhaitais être ni l’un ni l’autre. Depuis, j’exerce et je me suis toujours consacré aux droits de l’homme. » Sans doute la meilleure réponse qu’il pouvait donner à son père. Un combat qui, dans l’Algérie de Bouteflika, était compliqué car les avocats épris de liberté étaient vus comme des fauteurs de troubles.

« En 2019, les choses ont changé. Les procès du Hirak sont devenus des affaires nationales. Dans chaque barreau d’Algérie, au moins une dizaine d’avocats sont prêts à défendre bénévolement les détenus d’opinion. C’est un acquis majeur de la révolution du 22 février. Dans la wilaya de Béjaïa, il y a une quarantaine de personnes poursuivies pour “atteinte à la personne du président”, “appel à attroupement non-armé”, ou encore “atteinte à l’unité nationale”. Des poursuites devenues classiques. Mais ces chefs d’inculpation, pour nous avocats, sont inacceptables dans “l’Algérie nouvelle” », ironise Amirouche Bakouri. Antienne du nouveau président, désireux de se démarquer de l’ère Bouteflika, l’expression « l’Algérie nouvelle » est moquée par de nombreux Algérien·nes.

Depuis l’élection à la présidence du pays d’Abdelmajid Tebboune, le 12 décembre 2019, le pays connaît une nouvelle vague de répression. Manifestants, militants, journalistes et opposants politiques sont systématiquement arrêtés avec pour principaux chefs d’inculpation les articles 78 et 96 du code pénal, qui encadrent l’atteinte à « l’unité nationale » et « l’intérêt national », ainsi que l’article 100 (« appel à attroupement non armé »). Les condamnations se multiplient, de quatre mois jusqu’à deux ans de prison. Une offensive qui témoigne de la volonté du système d’entraver le processus révolutionnaire du Hirak et d’asseoir le pouvoir du président Tebboune, très mal élu après plus de quarante semaines de mobilisations massives. Dès la chute de Bouteflika, en avril, le chef d’État-major Gaïd Salah s’est emparé de la réalité du pouvoir et a lancé en juin une première vague de répression des manifestants, arrêtés pour port du drapeau amazigh, pancartes, vente de pin’s, etc.

La nouvelle Constitution jugée illégitime

Abdelmajid Tebboune a choisi la date symbolique du 1er novembre (début de la guerre d’indépendance, en 1954) pour organiser le référendum sur la nouvelle Constitution. Alors que la campagne a commencé le 7 octobre, une tension palpable se fait sentir dans toutes les villes du pays, qui se désintéresse largement du scrutin. Le président s’autoproclame fruit du Hirak, mais il ne convainc personne. Du coup, le texte qu’il présente, qui ambitionne de séparer et équilibrer les pouvoirs et de moraliser la vie politique, est jugé illégitime par toutes les oppositions, tant que ne sera pas satisfaite la revendication première du Hirak, la fin du « système » et des hommes qui l’incarnent, dont Tebboune, sept fois ministre sous l’ère Bouteflika.

Dans une Algérie où les tribunaux sont le théâtre d’une magistrature muselée, les citoyens ne croient plus en la justice, surnommée « la justice du téléphone », suggérant que les juges statuent en fonction des coups de fil du pouvoir. Cependant, des avocats restent intimement convaincus qu’une justice indépendante est possible. En juin 2019, naît le Comité des avocats, collectif qui en réunit plus de 200 à travers le pays, pour défendre les détenus d’opinion, mais aussi pour garantir la protection de leurs défenseurs. Très vite, le comité est soutenu par les bâtonniers d’Alger, Béjaïa, Tizi Ouzou, Blida et Bouira, ainsi que par les ténors du barreau algérien. « Je reste persuadé que, s’il n’y avait pas le comité, les arrestations et les emprisonnements seraient plus nombreux », estime Abdelghani Badi, avocat au barreau d’Alger, défenseur des droits humains.

À 30 ans, Halima Benabderrahmane, foulard rose et fleuri noué sur la tête façon années 1960, sort du tribunal de Sidi -M’Hamed, au centre d’Alger. Malgré la journée difficile qui ne fait que commencer, son sourire est éclatant. Elle est l’une des plus jeunes avocates du Comité. « Cela donne du sens à mon existence, à mon métier et à l’avenir de mon pays. Nous croyons tous en une justice indépendante, c’est pour ça que nous nous sommes unis et que nous nous battons. Lorsque je rencontre des détenus en prison, il est dur de garder le sourire et de l’espoir. Mais on n’a pas le choix. Ce sont les détenus d’opinion qui nous remplissent d’énergie. » L’avocate doit déjà repartir, lestée d’un gros sac à dos noir qui contient l’ensemble des affaires de la journée. « Nous sommes tous bénévoles, nous payons nos frais, nos déplacements, les hôtels. Nous refusons tout financement pour être indépendants et fidèles à notre combat. »

La dernière marche du Hirak s’est déroulée le vendredi 13 mars 2020. Le lendemain, -l’Algérie passe sous couvre-feu, les frontières du pays sont fermées. L’ambiance dans l’hyper-centre de la capitale est tendue, comme l’atteste la forte présence policière – dont de nombreux agents en civil peu discrets – à chaque coin de rue. Tout rassemblement est strictement interdit, encore plus le vendredi. Les terrasses des cafés de la rue Didouche-Mourad et de la Grande-Poste sont sous haute surveillance et les quelques citoyens qui s’y aventurent sont parfois invités à les quitter. D’autres sont arrêtés quelques heures, avant d’être relâchés. « Avec la pandémie, nous nous sommes retrouvés à exercer à huis clos dans les tribunaux, raconte l’avocat Farid Tamert. Il y avait nous, les avocats, les magistrats, la police et les prévenus. Les journalistes étaient pour beaucoup empêchés d’accéder aux salles d’audience. »

L’avocat de Bejaïa, Amirouche Bakouri, précise : « Il faut savoir que les dossiers de nos clients sont des rapports de police qui ne tiennent pas la route juridiquement. -Comment le post Facebook d’un jeune peut-il être une atteinte à l’unité nationale, alors que nous sommes incapables de définir clairement ce que sont l’unité nationale et l’intérêt national ? Heureusement qu’il y a des magistrats courageux qui relaxent. Mais ils ne sont pas nombreux. »

Pour ces « procès de rupture », comme ils les appellent, les avocats du comité se mobilisent pour faire poids. Face aux magistrats, ils ajoutent, les uns après les autres, leur nom à la liste de ceux qui plaideront. Comme le 3 août, au tribunal de Sidi M’Hamed d’Alger. Il est 21 h 30, la chaleur est pesante, et la juge complètement dépassée : les avocats affluent de toute l’Algérie, de villes parfois situées à plus de 4 h 30 de route. L’audience, qui aurait pu ne durer que quelques minutes, se transforme en procès-fleuve de la justice elle-même. Ce jour-là sont jugés Samir Belarbi et Slimane Hamitouche, qui comparaissent libres, et le journaliste Khaled Drareni, incarcéré depuis le 29 mars, qui y assiste par visioconférence – en raison du Covid-19 – depuis la prison de Koléa, à une cinquantaine de kilomètres.

« Un jour, ce qui se passe aujourd’hui sera raconté ! », commence à plaider Hafid Tamert, avocat depuis 2006, membre du comité et président de l’Association algérienne des jeunes avocats. Son corps est engagé dans l’instant, il se tourne vers le procureur et plante son regard dans le sien. Il reprend : « Le jour où mon enfant me posera la question de ce que moi j’ai fait, je ne serai pas de ceux qui diront “j’ai croisé les bras”. Je ne serai pas non plus de ceux qui les auront jugés. “L’Algérie nouvelle”, c’est ça pour vous ? » demande-t-il en pointant son doigt vers l’écran où apparaît le journaliste. Le 15 septembre, Khaled Drareni sera condamné en appel à deux ans de prison ferme. L’espoir d’une justice indépendante semble encore loin mais ses soldats sont toujours debout, comme aime à le dire Abdelghani Badi. « Les autorités jouent au jeu de “je t’arrête, je te mets en prison pour deux ou trois mois, puis je te gracie”. » L’avocat, qui sort tout juste de la conférence de presse du comité de soutien au journaliste, déclare : « Le pouvoir cherche à imposer son autorité par la peur. Le message qui est envoyé à l’ensemble de la profession est qu’il n’y a pas de journalisme indépendant en Algérie. “Soit tu marches avec nous, soit ta place est en prison.” L’État procède par catégorie et communauté : les étudiants, les intellectuels, les chômeurs, les politiques, les avocats. »

Abdelghani Badi poursuit le raisonnement : « La majorité des détenus d’opinion sont des jeunes, des étudiants, des facebookeurs, des chômeurs, des personnalités politiques. Des jeunes qui devraient être la force d’un pays, mais qui se retrouvent en prison pour s’être exprimés dans la rue ou sur les réseaux sociaux. » En prison ou hors du pays : on les appelle Haraga, qui signifie littéralement « brûler », l’image étant qu’ils brûlent leurs papiers, la frontière. Des jeunes qui n’ont plus rien à perdre, et ne craignent pas même de perdre leur vie en mer. « Ils n’ont connu qu’un régime, celui de Bouteflika, poursuit Hafid Tamert. Et le nouveau, en les emprisonnant, touche au peuple, à la force d’une nation. » Avec la même tension et la même crainte, Abdelghani Badi évoque également le cas du jeune poète de 27 ans Mohamed Tadjadit : « Cette jeunesse est clairement à bout et vit une violence quotidienne accentuée par la pandémie. Ce qui risque d’arriver pourrait être tout aussi violent. Le système joue à un jeu très dangereux. » Au sein du comité, ils sont nombreux à partager cette crainte, malheureusement pas partagée par les magistrats, ni par le pouvoir.

Halima Benabderrahmane, Amirouche Bakouri, Hafid Tamert et Abdelghani Badi : tous les quatre ont en tête le legs de la guerre d’indépendance, les grands procès et les plus de 360 avocats du FLN – Amar Bentoumi, Ali Boumendjel, Ali Haroun, Gisèle Halimi, Jacques Vergès… – qui se sont battus pour la justice face au colonisateur. « Nous ne sommes pas dans les mêmes configurations qu’en 1957-1962, résume Abdelghani Badi. Mais le point commun entre ces avocats du passé et nous, c’est notre quête d’indépendance de la justice, et nous sommes face à un système hybride, avec une façade démocratique et une arrière-boutique totalitaire. »

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