Cédric Herrou : « Je n’ai rien fait d’extraordinaire, je suis juste une tête brûlée »

Figure de l’accueil des migrants, Cédric Herrou raconte dans un livre ce qui l’a amené à assumer ce rôle. Il réfute la qualité de « héros » et s’affirme avant tout pragmatique.

Vanina Delmas  • 21 octobre 2020 abonné·es
Cédric Herrou : « Je n’ai rien fait d’extraordinaire, je suis juste une tête brûlée »
© rebecca marshall

Cédric Herrou aime écrire. Habituellement, ce sont des brèves, des coups de gueule qu’il garde pour lui ou qu’il publie sur les réseaux sociaux pour donner de ses nouvelles. Un jour, un mal de dos l’empêche de travailler la terre qu’il aime tant. Il prend alors le temps de se poser et de noter sur 600 pages tous ses ressentis, les mésaventures, rencontres et réflexions qui l’ont envahi et transformé depuis le moment où il a décidé d’aider les migrants en errance dans la vallée de la Roya. Cela donne le livre Change ton monde.

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Outre les onze gardes à vue, les perquisitions, les procès (conclus par une relaxe en mai 2020), Cédric Herrou raconte aussi sa propre histoire de gars paumé, hors système, devenu paysan et qui a transformé son « bout de jungle » à Breil-sur-Roya en « camping international » accueillant des centaines d’exilés, devenu aujourd’hui la première communauté Emmaüs agricole. Encore une fois, il se prête au jeu des médias, mais par téléphone, et depuis la route qui longe sa ferme, les yeux rivés sur la vallée de la Roya, ravagée par les intempéries des dernières semaines.

Dès le début du livre, vous détaillez tous les sentiments, parfois contradictoires, qui vous traversaient : de la peur au doute en passant par la gêne, la honte, la compassion… Et vous avouez avoir eu peur des groupes de migrants, comme la plupart des gens. Quel a été le déclic ?

Cédric Herrou : La honte de fermer les yeux. Je suis né dans un quartier populaire de Nice, j’ai grandi avec des Noirs et des Arabes, on m’a appris à ne pas faire la différence entre les humains, et là je me méfiais des groupes de migrants que je voyais. J’étais confronté à des émotions complexes, entre deux craintes : la peur de la honte de laisser les gens au bord de la route et la peur du gendarme. À un moment, il faut choisir. Un jour, j’ai pris cette famille en stop, comme je l’aurais fait avec n’importe qui dans la vallée. Puis je suis allé à Vintimille, à l’église San Antonio, qui recueillait énormément de monde. Je me suis dit que ça pouvait devenir une action politique, que j’allais au moins sortir les enfants, les gamines, les familles de cet endroit. C’était pragmatique. Mon éditeur, qui a une ligne très à gauche, s’attendait à lire le texte d’une sorte de super-héros déterminé, militant, avec des revendications, mais je voulais montrer les doutes, les questionnements des gens normaux face à une telle situation.

L’enfance dans un quartier populaire niçois, le voyage en Afrique, l’arrivée dans la Roya, ce sentiment global d’être étranger au monde… La notion d’étranger est omniprésente dans votre vie. Comment a-t-elle forgé votre personnalité et vos choix ?

Quand on se sent étranger au monde, on aide peut-être davantage les minorités, on est plus sensible à la solidarité. Dès l’enfance, j’ai su que je n’étais pas à ma place, j’avais parfois l’impression d’être dans le film Truman Show, avec des acteurs autour de moi, des faux décors. Mon voyage jusqu’au Sénégal, à 19 ans, est arrivé quand j’avais besoin de faire une sorte de bilan, mais aussi de comprendre les origines de mes potes d’enfance. Un peu comme avec ce bouquin. Je me suis aperçu que j’ai davantage de liens avec un agriculteur soudanais qu’avec un Niçois.

Vous rêviez de vivre hors de ce monde, et finalement vous vous êtes retrouvé au cœur de la politique française et -européenne.

Dès le départ, je sentais qu’il y avait de gros problèmes : d’accord, ces migrants étaient dans l’illégalité, mais l’administration française est assez carrée, donc ce n’était pas normal que des milliers de personnes passent la frontière comme ça. Notre combat juridique a montré que nous n’avions pas tort car, malgré les onze gardes à vue et les perquisitions, je n’ai jamais été condamné. Contrairement à l’ancien préfet des Alpes-Maritimes, pour violation du droit d’asile.

Cette histoire est troublante, car elle montre les irrégularités à la frontière franco-italienne, les dysfonctionnements de l’aide sociale à l’enfance, la manière dont l’État s’est placé dans l’illégalité, et elle a mis en lumière le racisme d’État. L’État est passé de la lutte contre le phénomène de l’immigration illégale à la lutte contre les migrants, contre des personnes. Avec le mot « migrant », les pouvoirs publics ont déshumanisé tout le monde.

J’observe quand même quelques changements depuis 2015. Dans les Alpes-Maritimes, les mineurs isolés n’étaient pas pris en charge, les migrants n’avaient aucun droit. Aujourd’hui la situation s’est un peu améliorée, des associations parviennent à travailler ensemble. L’Europe, en revanche, bascule dans l’extrême droite. Et les chaînes d’info françaises diffusent de la haine en continu, des propos qu’on n’entendait pas il y a vingt ans, comme s’il s’agissait d’exister par le racisme… Je suis de la génération « la jeunesse emmerde le Front national », et je pensais sincèrement que c’était toujours le combat politique de la jeunesse. À l’époque, c’était ultra ringard, le FN. Aujourd’hui, quand j’entends des jeunes tenir des propos d’extrême droite, ça m’attriste. À 20 ans, il faut rêver un peu !

Quelle a été votre philosophie de l’accueil pour ne pas tomber dans des travers paternalistes, infantilisants, et ne pas vous laisser déborder par les événements ?

Sur le plan pratique, mon expérience dans l’organisation d’événements autogérés et sans subvention, comme la Fête de l’olive pendant dix ans, m’a beaucoup servi. J’ai choisi d’être dans une gestion pragmatique. Certains trouvaient que c’était déshumanisant. Pourtant, quand j’ai revu certains exilés qui étaient passés par chez moi un an auparavant, ils m’ont dit que l’accueil chez Cédric Herrou était presque un mythe ! J’ai compris plus tard qu’ils avaient aimé qu’on ne leur pose pas de questions, qu’on ne les traite pas comme des victimes, mais qu’on leur donne un lieu de repos et des choses à faire à la cuisine ou au jardin pour se sentir utiles. C’est l’un des points sur lesquels je suis en désaccord avec d’autres associations ou collectifs qui posent souvent des questions indiscrètes, voire indécentes, sur leur voyage, la Libye, leur famille… Mais cet accueil de centaines de personnes en 2016 aurait en effet pu mal tourner. Les policiers de la PAF m’ont dit à maintes reprises : « Je ne sais pas comment t’as géré ça. » Et je pense que c’était une volonté de l’État de nous laisser faire pour qu’on se plante.

Avec le recul, comment expliquez-vous l’acharnement contre vous ?

Le gouvernement a peut-être eu peur car je n’étais pas dans l’opposition politique classique, pas dans les manifestations, mais j’étais dans l’action, le « faire ». Cela l’a désarmé. Même par rapport à la police, nous n’étions pas dans le conflit permanent, nous avions des contacts réguliers avec elle. Et puis nous avons retourné les armes de l’État contre lui-même, que ce soit la communication, la médiatisation ou la justice. J’incarne cette histoire, mais mes avocats (1) ont fourni un énorme travail. Et quand le Conseil constitutionnel a consacré le principe de fraternité (2) en 2018, et que ça a permis de me relaxer de toutes les poursuites, c’était de la piraterie de haut vol ! Nous avons été attaqués sur l’aspect juridique, on a répondu sur le même terrain, et on a gagné. Nous avons été un vrai contre-pouvoir.

N’est-ce pas à la gauche, partis politiques ou associations, de jouer ce rôle de contre-pouvoir, notamment sur les questions d’accueil des migrants ?

En 2016, aucun parti ne s’est positionné sur la question des migrants. Et quand des représentants politiques prenaient la parole sur le sujet, c’était sans savoir, sans nuance, alors qu’il fallait trouver comment rassurer les gens, être pragmatique. Selon moi, ils échouent car ils n’écoutent ni la jeunesse ni les gens sur le terrain. J’ai complètement perdu espoir dans la gestion de la politique politicienne, même s’il y a des gens très bien. En ayant observé pas mal d’acteurs de la gauche dans le milieu associatif, j’ai l’impression que la gauche n’est que dans la contestation, l’opposition, et ne surfe que sur les vagues de la droite, au lieu de créer sa propre vague ! Avant, on manifestait pour quelque chose ; aujourd’hui, c’est forcément contre quelque chose.

J’ai souvent entendu cette question : « Faisons-nous de l’humanitaire ou du politique ? » Je trouve cela aberrant, car c’est forcément lié. Mais, pour ceux qui posent cette question, le politique signifie l’opposition, alors que, pour moi, c’est la proposition. Les associations connues d’aide aux migrants se sont retrouvées en porte-à-faux quand la situation dans la Roya a commencé à être médiatisée alors qu’elles n’y étaient pas. Elles ne m’ont pas soutenu tout de suite, car elles ne voulaient pas se griller auprès des pouvoirs publics. Je me suis posé ces questions en me rapprochant d’Emmaüs, qui est une grosse structure, mais j’ai prévenu : on continuera d’être punks ! Le contre-pouvoir ne doit ni s’autocensurer ni être bouffé par le pouvoir qui accorde telle ou telle faveur. Le confort nous endort, il ne faut pas avoir peur de tout perdre.

Même jusqu’au procès ?

Je ne comprends pas pourquoi on a peur d’un procès, pourquoi on crie au scandale quand on a un procès. Pour moi, c’est -l’occasion de discuter avec la justice. Même si elle n’est pas parfaite, il faut lui faire un peu confiance. La désobéissance civile a été un mode d’action très utilisé – elle revient dans certains combats –, et le but était d’arriver au procès pour en faire une tribune politique.

Vous êtes passé de la discrétion la plus totale à une médiatisation parfois à outrance. Pourquoi ce choix ? Et comment vivez-vous cette image de super-héros ?

Utiliser la médiatisation était un choix, toujours dans cette optique de retourner les armes de l’État contre lui, mais aussi afin de récolter de l’argent, qui reste le nerf de la guerre. Il fallait bien payer les frais de justice, le matériel pour accueillir les exilés, puis le bâtiment d’Emmaüs Roya pour lancer le projet… L’autre objectif était d’instaurer un contre-discours dans les médias sur les migrants, l’accueil, la solidarité, avec des mots plus simples. Ce livre continue ce travail.

Quant à l’image de super-héros, je comprends que l’histoire d’un paysan anar qui aide les migrants et enchaîne les gardes à vue était vendeuse, et j’ai utilisé ce personnage pour les raisons précédentes. Par contre, quand des gens débarquent chez moi en pensant trouver le super-héros ultra humaniste, ça m’insupporte ! Je n’ai rien fait d’extraordinaire, je suis juste une tête brûlée.

À la fois décor et personnage central du livre, la vallée de la Roya est aujourd’hui dévastée par la tempête Alex et les crues exceptionnelles. Quel est votre rapport à cette nature sauvage, à la terre ?

La Roya est ma terre d’asile, le cocon que je me suis construit quand j’ai acheté cette ferme et ce bout de forêt à l’abandon. Je crois que je me suis trompé de période de l’histoire, je suis sans doute un chasseur-cueilleur. Je suis bien quand je suis dans la nature. Je ne crois pas en Dieu ou en une religion, mais je crois en la force de la nature. Les religions regardent en l’air pour chercher Dieu, alors qu’il faut regarder le sol ! Je suis fasciné par mon métier : on plante une graine, ça pousse, ça donne des fruits. Plus je vieillis, plus je suis fasciné par la nature : parfois, j’ai des sensations proches de l’orgasme quand je regarde la vallée.

Dans une situation de crise comme celle qu’on vit actuellement, les seules choses qui fonctionnent bien sont celles qui étaient considérées comme non rentables économiquement par les pouvoirs publics : le train et l’agriculture. Pour moi, ces crues de la Roya sont aussi un message de vie, d’humilité, et un message politique !

(1) Zia Oloumi et Sabrina Goldman.

(2) En juillet 2018, le Conseil constitutionnel a donné, pour la première fois, la valeur de principe constitutionnel à la fraternité, affaiblissant ainsi le « délit de solidarité ».

Société
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