Dans les Ehpad, « les résidents se laissent mourir »

Les personnes âgées vivent un isolement psychologiquement éprouvant, et le personnel soignant, épuisé et en sous-effectif, s’alarme de la deuxième vague.

Tania Kaddour-Sekiou  • 4 novembre 2020 abonné·es
Dans les Ehpad, « les résidents se laissent mourir »
© Nicolas Liponne /AFP

Plus que tout, les Ehpad craignaient un reconfinement généralisé, qui aurait eu un impact terrible sur les personnes qui y vivent. « Les à-côtés du Covid sont aussi dangereux que le Covid lui-même. Les résidents qui ne voient plus leurs proches n’ont plus d’objectifs et se laissent mourir », constate Michel Brousse, président de l’Union des familles et amis des personnes âgées (Ufapa). Malgré l’annonce du confinement, les visites en Ehpad seront donc toujours autorisées. « Une très bonne chose », selon lui, même s’il précise que la décision reviendra in fine aux directeur·trices en fonction des capacités de leur établissement. « Les familles ont besoin de se voir, mais il faut que les gestes barrières soient respectés », ajoute Michel Brousse.

Christian Dumas, aide-soignant et représentant CGT, est plus inquiet face à cette décision. Il y voit « une charge supplémentaire de travail alors que le personnel est épuisé et en sous-effectif constant ». Il ajoute : « Nous avons peur que les familles apportent le virus. 

Lors de la première vague épidémique, les résident·es étaient privé·es de vie sociale et isolé·es : confiné·es en chambre, sans accès aux pièces communes, sans visites de leurs proches, ils avaient des journées rythmées par l’entrée et la sortie des convois mortuaires. Une ambiance anxiogène pour les personnes âgées comme pour le personnel. « Il faut par tous les moyens éviter d’en arriver de nouveau à cette extrémité-là », confirme Fabrice Gzil, philosophe et chercheur spécialiste de la fin de vie. Pourtant, dans l’établissement de Delphine*, agent des services hospitaliers dans un Ehpad de l’Orne, les résident·es étaient d’ores et déjà reconfiné·es en chambre le 27 octobre, « à la suite d’un cas parmi le personnel ».

À la date du 27 octobre, 649 clusters étaient en cours d’investigation dans les Ehpad du territoire, selon le dernier rapport de Santé publique France. Dans les régions en zone rouge, la situation est d’autant plus critique : entre des effectifs insuffisants et le manque de personnel qualifié et de matériel de protection, les leçons de la première vague épidémique n’ont pas été tirées. Le docteur Jean-Paul Zerbib, président de l’Union nationale des médecins salariés CFE-CGC, évoque _« une ambiance de première vague » dans les établissements pour personnes âgées.

La crise sanitaire a un fort impact psycho-logique sur les soignant·es. Christian Dumas évoque un moment qui l’a particulièrement éprouvé. « Un jour, un grand-père regardait le journal télévisé, il avait le Covid et j’étais chargé de lui faire sa toilette, seul. Avec toute sa lucidité, il m’a dit : “Je suis le prochain…” Il est mort la semaine suivante », s’émeut-il. Aujourd’hui, syndicats et associations souhaitent la généralisation d’un temps de parole pour les résident·es et les soignant·es, alors qu’il n’y a même pas de psychologue dans certains Ehpad. Ils rapportent les burn-out dans la profession et le sentiment de culpabilité des personnels face à l’impression de ne pas remplir au mieux leurs missions. C’est la peur au ventre qu’ils se rendent au travail, entre la crainte de contracter le virus et « la peur d’y laisser la peau », dit Christian Dumas. Et avant tout l’angoisse de contaminer leurs proches. « J’ai peur pour ma fille », s’inquiète Delphine. Christian Dumas s’insurge : « J’aurais pu contaminer toute ma famille ! »

Entre les Ehpad publics, les privés lucratifs ou encore les privés non lucratifs bénéficiant de financements publics, une gestion uniforme de la crise sanitaire est difficile. « Il n’y a pas deux endroits où ça s’est passé de la même façon », atteste Fabrice Gzil. Dans l’Orne, Delphine explique que son établissement a mesuré très tôt l’ampleur de la crise. « Au début, il n’y a pas eu de cas, car tout le monde a respecté les consignes », précise-t-elle. À Lyon, Christian Dumas a été parmi les premiers à contracter le Covid-19 sur son lieu de travail, avec d’autres de ses collègues, dès le 23 mars, soit quelques jours seulement après l’annonce du confinement généralisé. « Je n’ai pas repris le travail avant le 6 juin », ajoute l’aide-soignant.

« Chaque Ehpad fait comme il l’entend, confirme également Michel Brousse. Pour les visites, il faut prendre rendez-vous plusieurs jours à l’avance dans certains établissements, d’autres prennent aussi la température à l’entrée. » Daté du 11 août, le protocole relatif à la gestion de la crise sanitaire dans les Ehpad est vague. Il rassemble des « recommandations nationales » tout en précisant qu’« il revient aux directeurs et directrices d’établissement de décider des mesures applicables localement ». Il suggère également de « proposer systématiquement un dépistage » aux nouveaux arrivants. Le choix des termes est équivoque : le protocole se présente comme un conseil aux établissements, sans pour autant imposer de règles. Une nécessité, selon Fabrice Gzil, qui recommande une approche au cas par cas. « Il ne faut pas imposer des mesures, mais plutôt se demander si, dans votre région, le virus circule beaucoup, s’il y a la possibilité de faire des zones Covid dans l’Ehpad, ou si le personnel est suffisant pour organiser des visites régulières », explique le chercheur.

Alors que survient cette deuxième vague épidémique, la première crise a déjà eu des conséquences délétères sur le personnel -soignant, épuisé physiquement et moralement. À cela s’ajoutent les difficultés déjà existantes dans le secteur, notamment le manque de personnel. « Cela induit nombre de problèmes de fonctionnement : des toilettes pas faites, des patients pas suffisamment stimulés ou des Ehpad sans infirmiers ou médecins coordinateurs », pointe Jean-Paul Zerbib. En réponse à la question du manque de personnel, le gouvernement a proposé d’offrir une prime aux soignant·es qui renonceraient à prendre leurs congés, pour s’assurer d’un effectif présent lors de la seconde vague. En clair, il s’agit de « racheter leurs congés payés, alors que les salariés sont crevés », note Loïc Le Noc, secrétaire général de la CFDT Santé-Sociaux. « Nous avons besoin de reprendre notre souffle, car nous avons déjà du mal à récupérer de la première vague », témoigne Christian Dumas.

Le manque de matériel de protection au début de la crise est également pointé du doigt par les syndicats. Loïc Le Noc parle de « maltraitance institutionnalisée » : « À certains moments, au lieu de changer de masque toutes les quatre heures, on le gardait toute la journée. » Même son de cloche chez Jean-Paul Zerbib, qui évoque un personnel « exposé sans masques, sans consignes, sans informations ».

Selon la CFDT, l’inquiétude se concentre désormais sur les gants, en quantité insuffisante, et dont le prix a doublé. « Quand ça se rétablit d’un côté, ça se dégrade de l’autre », soupire Loïc Le Noc. Aujourd’hui, syndicats, soignant·es et associations réclament une réforme du secteur, pour le bien-être du personnel et des résidents, mais également plus de moyens pour affronter cette crise sanitaire. « Il faut que la nation comprenne que, si on ne met pas plus de moyens, on ne sortira pas de cette crise ou des prochaines »,conclut Jean-Paul Zerbib.

* Le prénom a été modifié.

Société Santé
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