Islamisme : de quelle « guerre » parle-t-on ?

Les attentats terroristes ont réveillé des pulsions belliqueuses, mais certaines mesures envisagées risquent de désigner toute la population musulmane comme ennemie. Ce qui donne des arguments aux jihadistes, qui poussent à la guerre civile.

Nadia Sweeny  • 11 novembre 2020 abonné·es
Islamisme : de quelle « guerre » parle-t-on ?
Une prière à la grande mosquée de Villeneuve-d’Ascq, dans le nord de la France, le 1er août 2011.
© PHILIPPE HUGUEN / AFP

Au lendemain des trois attentats abjects qui ont endeuillé le territoire français, la guerre est de nouveau déclarée à « l’islamisme radical », à « l’islamisme » tout court, ainsi qu’à « l’islam radical » :des termes fourre-tout censés définir les « ennemis de la République ». Déjà en juillet, la ministre Marlène Schiappa avait annoncé le renouveau du combat sous la forme d’une loi d’abord évoquée comme un renforcement de la laïcité, puis clairement énoncée contre le « séparatisme islamiste ». En question : la fin des créneaux de piscine réservés aux femmes, des menus « confessionnels » à l’école, des enseignements langues et cultures d’origine (Elco), des 300 imams formés et rémunérés par le Maroc, l’Algérie ou la Turquie, vus – à raison – comme des chevaux de Troie d’agendas politiques étrangers.

Un projet de loi fourre-tout, qui doit être présenté le 9 décembre en Conseil des ministres et dans lequel, aguerri par les derniers événements, chacun propose d’ouvrir des fronts : Éric Ciotti veut un « Guantánamo » à la française, les sénateurs LR réclament l’interdiction du voile pour les accompagnatrices de sorties scolaires… Le voile, justement : « Symbole qui signifie que le mariage n’est possible qu’avec un musulman », affirme l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, qui y voit « une manifestation de séparatisme »… De son côté, Marlène Schiappa remet sur la table sa proposition de cibler la polygamie (déjà interdite en France) ou l’inégalité devant l’héritage (idem), clamant vouloir « fermer des lieux islamistes ».

Aucune de ces mesures n’aurait empêché les trois dernières attaques sur le territoire français, commises par des primo-arrivants sans lien d’allégeance et dont aucune des actions n’a été revendiquée par des groupes armés, contrairement à l’attentat de Vienne. Journaliste et spécialiste des mouvements jihadistes, Wassim Nasr estime, au regard de ce que nous savons des attentats en France, qu’ils sont plutôt liés à du fanatisme religieux pur et à une « incompatibilité culturelle de certains migrants primo-arrivants qui crée un facteur de risque. Au Pakistan [pays d’origine de l’assaillant qui a frappé devant l’ancien local de Charlie Hebdo, NDLR], le blasphème est puni de la peine de mort. Ce qui est radical ici peut être la norme ailleurs », explique le journaliste. Or « on a le même débat aujourd’hui que ceux qu’on a eus après les attaques du 13 novembre 2015 et celle des frères Kouachi, menées par des Français, des Européens : le problème n’est pas le même. Il faut compartimenter pour trouver les bonnes solutions. »

Par ailleurs, dans leur communication, les groupes jihadistes n’évoquent pas les auteurs comme des « soldats du califat » ni même comme des « jihadistes », mais comme de simples jeunes musulmans : « Leur objectif est d’effacer la zone grise entre eux et le commun des musulmans », affirme le journaliste, constatant que « cette bulle autour des caricatures a élargi le spectre des personnes susceptibles de passer à l’acte, parce qu’elle cristallise autour de la foi et pas autour d’une cause géopolitique, telle la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël », qui mobilise nettement moins les foules. Un élargissement dangereux car il rend très difficile le repérage de ces individus par les services de renseignement. Un élargissement que la « guerre » menée par le gouvernement semble appuyer.

Islamisme : quèsaco ?

« Il y a quelques années encore, une partie du monde académique parlait volontiers d’“islamisme” pour désigner tout simplement la religion musulmane, explique Rachid Benzine, islamologue_. Mais ce vocable en est venu à désigner progressivement l’“islam politique”, par souci de distinction avec le terme “islam”. »_ Désormais, sont considérés comme « islamistes » des courants pour qui l’islam constitue le substrat d’idéologies politiques. Mais les islamologues s’écharpent sur les contours de ce terme : certains le rendent synonyme de fondamentalisme, d’autres critiquent son côté fourre-tout, mêlant une myriade de mouvements indépendamment de leurs objectifs, méthodes, contextes, etc. Il finirait surtout par désigner, pour les -Occidentaux, « le mauvais musulman ».

Apparu à la fin du XIXe siècle en réaction à la colonisation occidentale, l’islamisme visait d’abord à libérer les populations musulmanes du joug colonial. « Il ajoute au lexique nationaliste arabe un pan culturel historique religieux », explique François Burgat, islamologue. Philippe-Henri Gunet, général de l’armée française passé du -renseignement militaire à la diplomatie, spécialiste du monde arabe, voyait l’islam comme un vecteur d’expression politique « parce qu’il est un référentiel identitaire que [l’Occident] n’a pas réussi à coloniser. Il n’est pas la finalité du mouvement, il n’est pas son “pourquoi”, mais son “comment”. L’islam politique ne cherche d’ailleurs pas à propager une forme particulière de l’islam ; ce n’est pas sa raison d’être ».

Cela dit, l’islamisme peut être vécu comme anti-occidental dans le sens où il est anticolonial et anti-impérialiste. Il se greffe aisément sur l’identité des populations issues de l’histoire coloniale, constituant un élément qui s’oppose à leur assimilation au sens du déshabillage culturel, mais pas forcément à leur intégration au sens de l’implication dans la société. L’islamisme dit « modéré », majoritaire, privilégie une réislamisation des mœurs et de la législation en invitant ses acteurs à s’impliquer dans la vie politique, à jouer le jeu des règles démocratiques et à reconnaître la légitimité du pouvoir en place. On l’appelle le courant « légaliste », dont les Frères -musulmans -constituent l’un des représentants les plus connus. « La question qui se pose avec eux est leur contestation d’un certain nombre d’acquis de notre démocratie en ce qui concerne les libertés individuelles, la liberté des mœurs, la laïcité, prévient Rachid Benzine. Ils influencent l’islam des priants et des militants dans un sens de retour à une certaine ultra-orthodoxie et à une certaine ultra-orthopraxie qui ne vont pas du tout dans le sens de la réflexion sur le fait religieux ni dans celui de la distance critique. Pour eux – c’est la doctrine fondamentale des Frères musulmans –, toute la vie de l’homme, de la chambre à coucher jusqu’aux sommets de l’État, doit être soumise aux lois de l’islam tel qu’ils comprennent et présentent celui-ci. »

Les Frères musulmans français s’opposent cependant à la violence, celle de l’islamisme dit « radical » (1), qui prend pour cible l’autre, l’« infidèle » mais également le musulman modéré, intégré ou assimilé aux sociétés occidentales, c’est-à-dire le modèle du jihadisme de l’organisation État islamique ou d’Al-Qaida, qui utilisent le terrorisme comme moyen d’action politique.

La guerre culturelle

Dans son combat, la France a décidé de s’attaquer à l’ensemble d’un « écosystème islamiste », sans distinction, utilisant « une vieille thèse selon laquelle ce ne sont pas -seulement les radicalisés qu’il faut combattre, mais tout ce qu’on théorise sur le modèle du “tapis roulant” qui mènerait prétendument au jihadisme, s’insurge François Burgat. Un projet qui peut englober tous les musulmans pratiquants désireux de garder une visibilité dans l’espace public ». Des musulmans visés par les traits d’une action assimilatrice. Dans Valeurs actuelles, Marlène Schiappa, « absolument opposée au modèle multi-culturel », dit qu’elle croit « à l’assimilation républicaine » et ajoute qu’« il y a un certain nombre de jeunes à qui le seul modèle qu’on propose est le modèle radical. Il faut proposer d’autres modèles à ces jeunes, et aussi leur dire ce qu’est véritablement l’islam ». S’agit-il pour l’État – laïque ! – de choisir quel islam est « le bon » ?

Le 2 octobre, Emmanuel Macron nomme ainsi nos ennemis : « Wahhabisme, salafisme, Frères musulmans ». L’État français entre en conflit avec des courants orthodoxes (voir ci-contre l’article sur le salafisme), dont les valeurs sont loin d’être toutes républicaines, mais dont la majorité n’a pas de velléités politiques. Pour Rachid Benzine, c’est bien « l’islam radical » qui « arme psychologiquement des tueurs ». D’autres chercheurs réfutent cette idée, prenant appui sur les parcours de nombreux terroristes très éloignés de la pratique rigoriste salafiste.

Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, parle, lui, d’une « guerre culturelle », non contre l’islam assure-t-il, mais contre « l’idéologie islamiste qui veut imposer ses codes culturels, sa façon de vivre », renchérit-il. « Il n’est pas faux que les grands courants islamistes mondiaux – salafisme wahhabite, Frères musulmans, khomeynisme iranien, islamismes turc et pakistanais… – mènent une guerre de type “culturel” aux démocraties occidentales », affirme Rachid Benzine. Mais « la force des sociétés démocratiques occidentales devrait être d’abord la vérité de leur démocratie, l’application réelle des grands principes dont elles se réclament ».

Or cette « guerre » pourrait nous mener paradoxalement à l’inverse. Elle pose une série de questions : a-t-on le droit, en France, d’être musulman orthodoxe et de l’exprimer dans l’espace public, comme il existe des expressions d’orthodoxie dans d’autres confessions, dont les valeurs ne sont pas plus républicaines ? Sinon, qu’en est-il de l’égalité et de la liberté de conscience ? Dans quelle mesure un individu pourra, au nom de son islamité, porter un projet politique ? Dès lors que ce projet n’entrave pas la loi, est-il du ressort de l’État de se prononcer sur sa validité idéologique ? Veut-on une démocratie pleine et entière, avec un risque que travaillent au sein de la société des forces qui, idéologiquement, pourraient remettre en cause le modèle républicain, ou doit-on imposer une vision par la répression ? Quels sont les contours de cette « vision » ? Quid des mouvements monarchistes réactionnaires ? Cela respecte-t-il les valeurs de la République qu’on prétend ainsi défendre ?

Société Police / Justice
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