Une affaire de masques

Pierre Bergounioux signe un bref récit allant de son enfance en Corrèze jusqu’aux œuvres d’art issues des pays colonisés.

Christophe Kantcheff  • 18 novembre 2020 abonné·es
Une affaire de masques
© JOËL SAGET/AFP

Pierre Bergounioux retourne régulièrement à son enfance comme à une source vive. Il évoque, au début d’Arts premiers, un sentiment loin d’être anodin, transgressif, qui n’a cessé de le saisir toutes ses jeunes années : celui d’être en « dissidence ». C’est-à-dire à l’étroit dans ce pays corrézien enclavé qu’il a maintes fois évoqué et en rupture avec l’horizon borné des adultes de son entourage – même s’il sauve parmi eux ceux qui « s’enhardissaient à interroger les apparences » : les instituteurs.

Le meilleur lieu pour vivre sa dissidence fut la bibliothèque municipale, qu’il a fréquentée de 6 à 17 ans. Là, il ne trouvait pas forcément ce qu’il cherchait, mais, parmi les livres défraîchis et datés, il est tombé sur une série de reportages coloniaux dans une édition destinée à la jeunesse. Or, sur la couverture de l’un de ces volumes figurait un masque « dont j’ai intuitivement senti qu’il était africain […]. Je suis tombé instantanément sous le charme. »

À partir de cette découverte enfantine et majeure, Pierre ­Bergounioux ouvre considérablement la focale de son récit. Il passe des officiers corréziens s’étant distingués dans les guerres coloniales – dont il ignorait tout alors, son père lui soutenant à tort que l’un d’eux avait son buste dans la ville où ils habitaient – aux objets rapportés de ces colonies. Dont les œuvres d’art. « On pourrait suivre l’expansion coloniale à l’apparition sur les marchés européen, nord-américain des œuvres issues du Bénin, du Nigéria, du Congo belge, des territoires de l’AEF et de l’AOF. »

Outre les livres de Ricardo et Le Capital de Marx, dont, a posteriori, l’auteur a regretté l’absence dans la bibliothèque municipale parce qu’ils lui auraient fait comprendre l’état reculé de la région où il vivait, manquait aussi L’Impérialisme, stade ultime du capitalisme, où Lénine explique que l’un des buts de la Grande Guerre est « la distribution et la redistribution des colonies ». Une analyse qui lui aurait été utile, alors que sa jeunesse était contemporaine du temps des guerres ­d’indépendance.

Pierre Bergounioux rappelle aussi combien ces œuvres venant des colonies ont été célébrées par les artistes et les anarchistes vivant à Paris au début du siècle – Picasso, Modigliani, Apollinaire, Fénéon… Ceux-ci leur donnaient ainsi un statut qu’elles n’avaient pas en Europe. C’était l’invention de l’« art nègre », devenu les « arts premiers ». Terme qui donne le titre de ce nouveau livre, aussi ramassé qu’embrassant large, où, chez l’auteur, le politique côtoie l’amateur d’art.

Arts premiers, Pierre Bergounioux, Galilée, 50 p., 12 euros.

Littérature
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