Dans l’Aveyron, en première ligne pour les nouveaux précarisés

L’afflux massif de demandeurs d’aide enregistré par les associations caritatives lors du premier confinement n’est que l’arbre qui cache la forêt. Dans l’Aveyron, une pauvreté s’enracine, et la crise sociale ne devrait rien arranger.

Victor Le Boisselier  • 2 décembre 2020 abonné·es
Dans l’Aveyron, en première ligne pour les nouveaux précarisés
© Jean-François FORT / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Renaud* a 38 ans et le crâne rasé. Quand il passe la porte du Secours populaire de Villefranche-de-Rouergue, dans l’ouest aveyronnais, il esquisse un sourire poli, parle d’une voix basse et calme, garde ses mains dans les poches. Sa posture – il est recroquevillé sur lui-même – montre qu’il ne fait pas partie des « habitués ». Ceux que les bénévoles appellent par leur nom, dont ils connaissent les préférences alimentaires et la composition de la famille. Déjà venu avec sa femme et ses quatre enfants, Renaud vient pour la première fois chercher de quoi s’alimenter pour lui seul. Des légumes frais de saison, issus de la filière biologique locale et payés par la région. Des produits de première nécessité comme de l’huile, des pâtes, du café ou de la farine.

Lors du premier confinement, l’usine de menuiserie dans laquelle Renaud travaille depuis cinq mois ferme temporairement ses portes. Il avait beau occuper un poste « spécial », « avoir été formé à un outil spécifique », son contrat d’intérimaire le laisse sur le carreau. Sans donner de chiffres exacts, il explique que cette situation lui fait perdre quelque 300 euros de revenu mensuel. Depuis l’été, il est séparé, « mais en bons termes », de la mère de ses enfants, qui conserve les prestations sociales, ayant les enfants à charge. Malgré quelques missions courtes depuis la fermeture de l’usine, il « n’arrive pas à sortir la tête de l’eau ». Il ironise, dit qu’il « coche toutes les cases ». Il fait partie « des gens sur le fil depuis déjà quelque temps », que la crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales ont fait plonger, expliquent les acteurs associatifs. Soit les travailleurs en contrat précaire, les saisonniers, les jeunes et les retraités. « Des femmes dont le temps partiel est passé de douze heures à quatre heures par semaine », « un jeune qui perd son job étudiant », « une mère de famille dont le fils de 20 ans doit revenir à la maison faute de pouvoir se payer son logement ».Les personnes devant subitement s’en remettre aux aides sociales, que le temps de latence des administrations laisse sur la paille. Celles qui se sont séparées et n’arrivent plus à subvenir seules à leurs besoins.

Des situations rappelant que la pauvreté existe bel et bien dans ce département pourtant présenté comme résilient et encaissant bien les coups. Au premier trimestre 2020, le taux de chômage y était plutôt bas : seulement 4,9 % dans le bassin d’emploi de Rodez selon la Direccte Occitanie (1). Et si le taux de bénéficiaires du RSA y est deux fois moins élevé que la moyenne du pays, le nombre d’allocataires a augmenté de 11 % depuis mars, dans le sillage national (2).

La pression a certes été moins forte pendant l’été. Mais, depuis le début du deuxième confinement, l’antenne villefranchoise du Secours populaire et sa responsable, Brigitte Charles, continuent d’accueillir de nouvelles têtes. Comme cette jeune femme qui ne peut même pas verser la cotisation de 1 euro. Elle tente de rassurer les bénévoles : « Le mois prochain, ça ira mieux, mon compagnon touchera 500 euros. » Dans cette charmante bourgade de 12 000 habitants, bordée par l’Aveyron, une personne sur cinq vit sous le seuil de pauvreté. Plus d’une personne sur trois parmi les moins de 30 ans (3).

Brigitte Charles explique sa bonne relation avec le centre communal d’action sociale (CCAS) et la nouvelle équipe municipale, parle d’un quartier populaire bien rénové, mais d’un centre-ville paupérisé avec les activités économiques transférées en périphérie. Et surtout des travailleurs précaires directement touchés par cette crise. « Beaucoup d’habitantes sont aides ménagères ou femmes de ménage. Elles ont perdu leur travail et les aides ne leur arrivent pas », explique Josyne, une bénévole. Alors, une fois la porte franchie, certain·es craquent. D’autant que de nouvelles problématiques ont émergé ces derniers mois. Des moyens humains de la caisse d’assurance maladie ayant été affectés au suivi du Covid-19, les dossiers traînent et l’association doit avancer des frais médicaux. « On voit des gens qui n’osent plus se soigner », déplore Brigitte Charles.

Néanmoins, « rien de comparable à la catastrophe du premier confinement ». En mars, les autres associations d’aide alimentaire de la ville ont dû fermer leurs portes, par manque de bénévoles. Leurs bénéficiaires se sont donc rabattus sur cette seule structure ouverte. Sa responsable raconte : « On est passé d’une soixantaine de colis à cent vingt. » Durant cette période, « le premier besoin n’était plus d’aider à régler les loyers ou les factures d’eau et d’énergie, comme nous le faisons d’habitude, mais bien d’aider les gens à manger », explique Philippe Debar, secrétaire général du Secours populaire en Aveyron.

À Rodez, l’association est passée d’un colis alimentaire toutes les deux semaines à un par semaine. Et le besoin s’est poursuivi après le déconfinement. Notamment dans l’ancien bassin minier de Decazeville, dans le nord-ouest du département. Là, le Secours catholique a dû mettre en place un système de bons d’achat alimentaires. « Depuis mars, nous sommes passés d’un budget de 700 euros d’aides mensuelles à 1 000 euros, explique Francis Rouch, bénévole. Et le montant des aides financières n’a pas augmenté, la hausse est due seulement aux aides alimentaires. » Cette antenne locale a enregistré une fréquentation supplémentaire de 40 % depuis mars.

À l’arrêt durant le premier confinement, la section départementale du Secours catholique dans son ensemble a, elle, enregistré 30 % de nouveaux venus depuis sa remise en marche. « L’afflux est venu vraiment lors de la seconde quinzaine de mai », explique le responsable départemental, Louis Droc. Sur un tableau Velleda, il dessine un camembert pour illustrer son propos. « Nous avons 30 % de fréquentation supplémentaire, mais, à cette période-là, nous accueillions seulement des nouvelles personnes. Des gens qui commençaient à toucher le fond. Alors, reviendront-ils ? Tout ce qu’on sait, c’est qu’ils existent… »

En mettant l’accent sur l’accompagnement des plus démunis, en les aidant à gérer leur budget et à payer leurs factures plus qu’en faisant simplement du dépannage ponctuel, les associations locales alertent sur un mouvement de fond antérieur à la crise sanitaire et sociale. Particulièrement chez les jeunes et les retraité·es. En 2019, plus d’une personne sur quatre accueillies par le Secours catholique en Aveyron avait un reste à vivre journalier de 2 euros ou moins (4). Des cas qui « ont tendance à augmenter », dixit le responsable départemental. Son homologue du Secours populaire confirme : « Il y a quelque temps, on aidait une famille un mois, trois mois ou six mois. Aujourd’hui, c’est plutôt un an. »

Les difficultés se sont accrues depuis mars, avec des dettes plus importantes. Surtout quand le travail ne suffit plus à vivre décemment : 50 % des personnes accueillies par la délégation Tarn-Aveyron-Lozère du Secours catholique en 2019 avaient des revenus issus d’un travail. Le prix des politiques néolibérales, souffle un acteur associatif. Ces nouvelles situations obligent à des adaptations. « Notre rôle est aussi de sensibiliser. Notamment sur le statut d’autoentrepreneur, explique Philippe Debar. Quand vous choisissez d’être autoentrepreneur, d’une part, vous ne pouvez pas avoir un seul client ; d’autre part, vous n’êtes pas éligible au RSA. Donc, si leur unique client suspend son activité, les personnes qui ont pris ce statut se retrouvent sans ressources. »

Ce département rural a également ses spécificités. Louis Droc, du Secours catholique, explique : « Il existe une population qui vient s’installer en pensant pouvoir s’en tirer plus facilement qu’en ville. Or la vie n’est pas forcément plus simple. Quand le petit boulot qui vous a fait venir vous glisse entre les doigts, ça devient compliqué de se chauffer l’hiver dans une passoire thermique ou de parcourir des distances particulièrement grandes. » L’Aveyron étant aussi vaste que peu peuplé, il faut parcourir de longues distances pour trouver un emploi. La voiture devient alors un impératif d’insertion. Sur les 53 microcrédits délivrés par la délégation Tarn-Aveyron-Lozère du Secours catholique (5), 50 ont servi à des dépenses d’achat de véhicule d’occasion ou de réparation. Une nouvelle aide de la région Occitanie devrait aller dans la même direction.

Reste la face immergée et incommensurable de l’iceberg, décrite par Philippe Debar : « Des invisibles qui vivent dans des camions ou des granges, qui ne font aucune démarche auprès d’assistants sociaux, qui ne viendraient jamais au Secours populaire. Parfois parce qu’ils ont cette… » Il s’arrête, cherche ses mots. Son regard rieur se perd un instant. « Ce n’est pas facile de venir, il y a le regard de l’autre. » Un fort contrôle social qui s’opère en ville comme à la campagne. Un cercle vicieux se crée alors, entretenu par la solitude et l’isolement. « Dans les campagnes, il existe de vraies “zones blanches” », s’inquiète Philippe Debar. Une pauvreté parfois « plus dissimulée » que dans les villes, où les réponses – assistantes sociales, CCAS – sont plus « structurées ». Malgré des signalements effectués par les mairies, une idée a germé au Secours catholique de Rodez depuis le premier confinement, explique Joël, un bénévole : « Parcourir ces zones avec un camion, à la façon d’un épicier. »

Alors que le futur de l’usine Bosch, premier employeur privé de l’Aveyron, et de ses quelque 1 300 salariés est en suspens et que les centaines d’emplois dans l’aéronautique sont menacés dans l’ouest du département, les perspectives sociales ne sont guère réjouissantes. La récente annonce des 900 euros d’aide pour les permittents (les personnes à la fois en emploi et inscrites à Pôle emploi), conditionnés au temps de travail effectué en 2019 et limités à quatre mois, n’apporte pas de réponses sur la durée. Le Secours catholique propose une autre voie : un revenu minimum garanti de 893 euros, soit 50 % du revenu médian, distribué sans conditions à partir de 18 ans, y compris aux étrangers détenteurs d’un titre de séjour.

  • Prénom modifié.

(1) La direction régionale des entreprises, de la concurrence de la consommation, du travail et de l’emploi utilise pour ses études les chiffres de l’Insee et non ceux de Pôle emploi.

(2) Chiffres tirés de Centre Presse, confirmés par le département.

(3) Chiffres Insee pour 2017, parus en 2020.

(4) Par jour et par unité de consommation. Donnée issue du rapport du Secours catholique « État de la pauvreté en Tarn-Aveyron en 2019 », novembre 2020.

(5) Sans garanties financières, sans intérêt, plafonné à 3 000 euros et remboursable sur trois ans. 80 % des crédits sont remboursés par les bénéficiaires.

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