Gouvernance partagée : soif d’idéal et gueule de bois

Une aspiration à la coopération apparaît en de multiples lieux, des « places occupées » au monde feutré des grandes entreprises. Un mouvement qui interroge et invite les militants du « commun » à certaines précautions.

Erwan Manac'h  • 16 décembre 2020 abonné·es
Gouvernance partagée : soif d’idéal et gueule de bois
© Rodrigo Avellaneda / Anadolu Agency/AFP

Parole d’acteurs de terrain, une vague monte dans la brume, encore sourde mais déjà puissante. « Cela fait vingt ans que je suis impliquée dans les pratiques coopératives et je vois vraiment les choses évoluer ces derniers temps. Beaucoup de gens réfléchissent, tentent de faire les choses différemment », témoigne Daphné Gaspari, psycho–sociologue et formatrice.

Coopérer n’est pas une idée neuve qui aurait attendu les générations Y puis Z, pour émerger. Les entreprises coopératives, l’éducation populaire ou même le socialisme utopique du début du XIXe siècle en avaient fait leurs fondations, en puisant eux-mêmes dans la coutume populaire des formes anciennes de sociabilité fondées sur l’entraide. L’idée semble néanmoins resurgir sous les atours de la nouveauté. On parle de « gouvernance partagée », de « sociocratie », d’« intelligence collective », et toutes les forces progressistes sont tendues vers le « principe du commun ».

Cette nouvelle manière de voir l’action politique, hors des champs du marché ou de l’étatisme, puise sa source dans les écrits de l’économiste Elinor Ostrom, qui publie en 1990 un ouvrage sur la gouvernance des biens communs. Ce texte, traduit vingt ans plus tard en français (1), démontre que l’auto-organisation, par et pour les acteurs de chaque bien commun, offre une échappatoire aux logiques d’enclosure et aux dominations de toutes sortes.

Ce renouveau coïncide, au tournant des années 2010, avec l’apparition partout sur la planète d’assemblées délibératives qui tiennent à expérimenter une « démocratie réelle ». Ce « mouvement des places », également appelé « Occupy », régénère les méthodes des mouvements anarchiste, altermondialiste et des hacktivistes, militants numériques, et résonne avec ce qui s’expérimente sur les ZAD ou parmi les gilets jaunes.

L’éclosion d’Internet n’est pas pour rien dans ce surgissement coopératif. La Toile a normalisé une pratique de la participation de tou·tes, tout le temps et à grande échelle. C’est la fabuleuse promesse du mouvement du logiciel libre. En créant des communautés d’usagers-contributeurs faisant vivre de pair à pair des communs numériques (Wikipédia, OpenStreetMap, etc.), il prouve que la coopération et le principe du libre accès sont plus efficaces que la concentration verticale du pouvoir. Petite révolution : coopérer est désormais synonyme de liberté ! « On essaye de créer les conditions de la contribution par les individus, avec une forte autonomie, pour améliorer l’objet derrière lequel se rassemble un collectif », observe Simon Sarazin, « communeur » au sein de plusieurs projets en région lilloise (2).

Les tentatives de faire rejaillir cette vitalité dans la sphère physique sont nombreuses, avec une exigence de liberté et de confiance qui percutent l’héritage « assembléiste ». Cette aspiration irrigue le monde du travail, sous la forme de coopératives d’activités et d’emplois et de tiers-lieux (3), qui mettent en commun outils juridiques et ressources pour permettre une pluralité d’usages et l’autonomie des travailleurs. Les groupes les plus avancés expérimentent aujourd’hui la « corémunération », pour régler la question, longtemps restée taboue, de la rétribution, décidée par et pour le commun, du travail que nécessite l’entretien du commun.

Toutes ces expériences sont jeunes, mais déjà riches d’enseignements. Notamment sur les écueils à éviter. Le premier d’entre eux est le risque de dévoiement de ce puissant mouvement qui n’a pas laissé de marbre la sphère de l’entreprise. Les odes à la coopération garnissent désormais les rayons management des librairies, en mettant en avant des success stories d’entreprises « agiles » ou « libérées ». « Il y a une tendance au coopwashing_, nous devons faire attention à ne pas servir d’alibis à la transformation des méthodes coopératives en activités de_ team building, qui permettent aux managers de mieux continuer à exploiter », préviennent Mélanie Lacayrouze et Lilian Ricaud, formateurs et créateurs du jeu Métacartes, destiné à aider des groupes à coopérer.

Le risque de récupération est déjà prégnant pour les tiers-lieux. Le succès auprès du public de ces espaces alternatifs a éveillé l’appétit des débiteurs de boissons et des agences d’événementiel. L’État a téléguidé la création d’une association nommée France Tiers-Lieux pour « structurer la filière », et il déploie des projets très économico-centrés, mettant les acteurs en concurrence (4). Un cauchemar éveillé pour les activistes du mouvement squat, qui ont ouvert la voie à cette autre manière de tisser la ville.

Une autre menace se niche au sein même de chaque commun : la reproduction à petite échelle des rapports de domination qui gangrènent la société, souvent malgré les meilleures intentions du monde et sous des formes parfois insidieuses (réunionite, bureaucratie, petite chefferie, guerre d’ego, etc.).

Pour éviter ces impasses, la plupart des acteurs que nous avons interrogés se montrent particulièrement vigilants sur le sens que se donne chaque commun et à la « congruence » des projets avec leurs intentions de départ. Le principal garde-fou consiste à veiller à ce que chaque groupe prenne le soin – et le temps – d’inventer ses propres règles. « Le commun n’entre dans aucune case, il est le fruit des inter-actions humaines, qui n’ont rien de linéaire, se situent dans une zone grise où les choses ne sont pas définies », insiste Frédéric Sultan, de Remix the commons.

Prudence, toutefois. Certaines initiatives ont été fragilisées par la tentation de faire table rase des formes plus anciennes de coopérativisme. Aux oubliettes, l’éducation populaire, le mutualisme, le paritarisme, l’histoire du mouvement ouvrier, malgré les enseignements qui auraient pu irriguer le groupe. Les communs doivent s’éclairer les uns les autres, se « remixer », s’additionner, pour « “composer” la “révolution moléculaire” de l’économie alternative », écrit le sociologue Christian Laval (5). C’est précisément ce qui est en train d’advenir à bas bruit, assurent les optimistes.

(1) Gouvernance des biens communs, éd. De Boeck Supérieur, 2010.

(2) Pour se familiariser avec ce modèle dit de « stigmergie », les conférences de Jean-François Noubel ou de Frédéric Laloux, accessibles en ligne, sont intéressantes.

(3) Pour tout savoir sur les tiers-lieux : movilab.org

(4) Voir la Fabrique des territoires. [Mise à jour de l’article : contrairement à ce que nous écrivions dans un premier temps, les « appels à communs » portés par la fabrique des mobilités à titre expérimental ne figurent pas parmi les tentatives de mettre en concurrence les projets et s’inscrivent au contraire comme une alternative à cette logique.]

(5) À lire dans le hors-série n° 61 de Politis, « Biens communs, le retour des solidarités », d’octobre 2014.

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