La fin des partis politiques ?

Désertés par les adhérents, conspués par les militants de terrain qui remettent en cause leur utilité, les partis politiques sont à la peine pour capter les attentes du peuple. Sont-ils pour autant condamnés à s’éteindre ? Non, selon Jean Quétier, pour qui la tendance n’est pas nouvelle. Willy Pelletier estime pour sa part qu’ils gagneraient à se dissoudre pour proposer une « vaste réinvention de l’outil politique».

Agathe Mercante  • 16 décembre 2020 abonné·es
La fin des partis politiques ?
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Jean Quétier

Docteur en philosophie de l’université de Strasbourg et rédacteur en chef de la revue du PCF Cause commune.

La critique des formes d’organisation traditionnelles du mouvement ouvrier que constituent le syndicat et le parti politique s’est progressivement développée en France depuis plusieurs décennies, notamment à la faveur de l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux » estimant qu’ils n’y trouvaient pas leur place. La fin des années 2010, marquée à la fois par l’élection présidentielle de 2017 et par le mouvement des gilets jaunes, représente à certains égards le point d’orgue de cette séquence, si bien que de nombreux commentateurs n’ont pas hésité à diagnostiquer – le plus souvent pour s’en féliciter – la « fin » pure et simple des partis politiques.

Pour autant, si la défiance à l’égard des partis politiques a assurément atteint, dans la période très récente, un niveau à peu près inégalé, il ne faut pas perdre de vue que les reproches formulés à leur encontre sont en réalité assez anciens, à peu près aussi anciens, d’ailleurs, que les partis politiques eux-mêmes. Ainsi, dès 1911, le sociologue Robert Michels théorise la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » d’après laquelle la vie partisane impliquerait par essence des logiques de dépossession dont le phénomène bureaucratique et le culte du chef offriraient autant d’illustrations frappantes. Force est de constater qu’en dépit des profondes transformations qui ont affecté nos sociétés depuis plus d’un siècle, les arguments des adversaires de la forme parti n’ont pas beaucoup changé. Pour cette raison, et afin de déterminer avec davantage de recul s’il y a vraiment lieu de se réjouir de la mort annoncée des partis se réclamant, au sens large, du socialisme et du communisme, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur l’apport qui a été le leur depuis leur émergence au milieu du XIXe siècle.

C’est par eux d’abord qu’à la faveur du changement sémantique qui a progressivement conduit le mot « parti », qui renvoyait initialement à un simple courant d’opinion, à désigner plus spécifiquement une structure collective organisée, des pratiques démocratiques tout à fait nouvelles ont été inventées. On a aujourd’hui assez largement oublié l’innovation que représentait, dans un tel contexte, l’idée même de « congrès » compris comme instance visant à garantir, par sa tenue régulière, la souveraineté des adhérents sur leur propre organisation. Contrairement aux vieilles sociétés secrètes révolutionnaires mais aussi à tous les groupements informels insérés dans le jeu parlementaire, les partis ont su inventer des outils – qu’ils n’ont certes pas toujours eux-mêmes utilisés – permettant à la base de se prémunir contre les éventuelles dérives du sommet.

C’est par eux également qu’une mobilisation durable des couches les plus populaires de la société a été possible sur la durée. À l’heure où l’on célèbre le centenaire du congrès de Tours, il est important de revenir sur ce point tout sauf secondaire. Comme l’a bien montré le sociologue Julian Mischi, le PCF a occupé de ce point de vue une place à part dans la vie politique française du milieu du XXe siècle en permettant à de très nombreux militants issus des milieux ouvriers – et tout particulièrement à des militantes : songeons à Martha Desrumaux, ouvrière du textile et seule femme à prendre part aux accords de Matignon en 1936 – de sortir du rôle subalterne qui leur était jusque-là assigné.

Souligner les conquêtes permises par les partis politiques ne signifie pas pour autant que ces derniers pourraient s’épargner l’effort de se réinventer. Au contraire, c’est probablement en prenant mieux conscience de ce qui a fait leur force au cours de l’histoire, tout en regardant en face les limites qui ont été les leurs, qu’ils pourront espérer retrouver la confiance perdue. Antonio Gramsci disait qu’il fallait considérer tous les membres d’un parti, quelle que soit leur origine sociale, comme des « intellectuels » et comme des éléments politiques actifs plutôt que comme de simples exécutants. La leçon mérite d’être entendue.

Willy Pelletier

Coordinateur de la Fondation Copernic et coauteur de Que faire des partis politiques ? (1)

Contrairement à ce l’on a souvent dit, les partis politiques ne sont pas en voie de disparition, ils sont en voie d’autonomisation renforcée. Ils vivent en circuits fermés et s’autonomisent de plus en plus des secteurs sociaux auxquels ils étaient auparavant attachés. Cette tendance est autorisée par la surabondance des financements publics, qui leur donne la possibilité d’être de plus en plus repliés sur eux-mêmes et, en même temps, de devenir des vecteurs de carrière pour des professionnels de la politique.

Cette professionnalisation, c’est le fait que des grands élus n’aient jamais exercé d’autre métier que l’activité politique. Leurs collaborateurs ne sont d’ailleurs pas des militants formés et promus par le parti à la suite de leurs activités sur le terrain, ils sont formés par l’école et -l’université, avec la reproduction des inégalités de capital culturel que cela induit. Ni les grands élus ni leurs collaborateurs ne connaissent, dans leur entourage proche, des ouvriers, des employés, des locataires en galère… Pour eux, la joute politique est abstraite, elle n’est pas enracinée dans des expériences vécues de dominations ou d’inégalités. Et cela se voit dans les chiffres : 4,5 % des députés élus en 2017 sont des employés, alors que les employés représentent 27,4 % de la population active. Pour les ouvriers, c’est simple, ils sont inexistants. Il n’y a pas eu, en 2017, d’ouvrier élu à l’Assemblée nationale, alors qu’ils représentent 20,3 % de la population active (2). À peu près 50 % de la population active, populaire, compte seulement 5 % de députés. Tout est dit.

L’autonomisation des partis joue aussi en interne. Les professionnels de la politique font appel à des entreprises de services politiques qui prospèrent en volant les tâches hier confiées aux militants. C’est vrai dans la communication, dans le marketing, dans l’événementiel, mais aussi dans la sécurité. Et puis il y a les sondeurs… Ils coûtent cher, ils se trompent souvent et ils se substituent aux ancrages militants de terrain, à ceux qui faisaient remonter l’information. Quand il n’y a plus d’ancrage populaire, la volonté politique ne peut pas être traduite, tout simplement parce qu’elle n’est pas connue.

La démocratie prétendument représentative est devenue une démocratie censitaire et nous sommes aujourd’hui prisonniers – on le voit dans l’élection présidentielle qui arrive – d’une offre politique comme si nous étions sur un marché. Comme si nous, qui sommes sommés de voter, étions enfermés dans une politique de l’offre.

La tentation de transformer un parti politique en mouvement est une impasse. Ce format a importé les recettes néo–managériales dans l’activité des partis. Le vote électronique, le « clic » plutôt que le débat, l’absence de confrontation physique, l’absence d’organisation interne de la démocratie militante… On pouvait bien sûr critiquer les tendances et les courants au sein des partis, mais dans un mouvement il n’y a aucun débat sur qui dirige, il règne une opacité totale dans les décisions qui sont prises. Les mouvements sont des formes, pour reprendre la formule de Robert Michels, « vouées et dévouées à l’amour du chef ».

Les partis de gauche, s’ils étaient responsables, devraient se dissoudre pour proposer une vaste réinvention de l’outil politique. Je plaide pour l’effraction des syndicalistes, des intellectuels, des militants associatifs, innombrables, dans l’activité politique, dans ces structures. Il faut un mouvement de réinvention absolue qui passerait par une constituante, des états généraux de reconstruction de la gauche…

Nous sommes tout de même face à une aberration : à gauche, sur le terrain – on l’a vu avec le mouvement des gilets jaunes –, il existe des millions de gens formidables, inventifs, solidaires, le cœur sur la main, qui agissent en dehors de toute structure. On ne peut pas leur demander simplement de cliquer. On ne peut pas leur demander simplement de voter. Ils ne se retrouvent pas dans ces mécanismes. Ils refusent d’être prisonniers de l’offre. Nous ne sommes pas des clientèles électorales, nous sommes des producteurs de politique. 

(1) Que faire des partis politiques ?, Daniel Gaxie et Willy Pelletier (dir), Éditions du Croquant, 2018.

(2) « Une Assemblée nationale plus représentative ? Mandature 2017-2022 », Éric Keslassy, Les Notes de l’Institut Diderot, septembre 2017.

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Gouverner sans chef, c'est possible
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