Le feu théâtral des ados

Dans un livre-manifeste, Marco Martinelli évoque sa « non-école » au service des jeunes d’Italie et d’ailleurs.

Gilles Costaz  • 16 décembre 2020 abonné·es
Le feu théâtral des ados
Marco Marinelli et son « chœur anarchique » façon Jarry, qui reconstruit les classiques.
© Claire Pasquier

Il est rare qu’un essai ou un témoignage sur le théâtre soit joyeux et réconfortant. C’est la surprise que nous réserve Aristophane dans les banlieues de Marco Martinelli, le récit-manifeste d’un artiste que nous connaissons mal. Martinelli a parfois travaillé en France, notamment à la Rose des vents de ­Villeneuve-d’Ascq et au Festival des francophonies de Limoges, mais on ne l’a jamais vu à Paris ou à Avignon. Son ancrage est à Ravenne, où il a créé, avec Ermanna Montanari, le Teatro delle Albe et où il invente, dans les années 1980, la « non-école ». L’idée maîtresse est de travailler avec les adolescents et d’inverser les rôles : il ne s’agit plus de placer les jeunes dans un projet ­prédéterminé, mais de les mettre au centre, avec leurs corps, leurs mots, leurs vies, en leur faisant interpréter à leur manière de grands textes.

Aristophane, le plus irrespectueux et le plus sexuel des classiques, est l’un des auteurs adoptés par la non-école, mais au même titre que Sophocle, Euripide, Molière, de la même manière ressuscités et bousculés. Le culturel et le sauvage, le littéraire et le spontané se défient et s’associent dans ces créations jouées par des ados italiens ou des jeunes des quartiers difficiles de Chicago ou de Nairobi… L’idée de Martinelli est de ne jamais faire son propre spectacle, mais celui des jeunes en qui il allume le feu du théâtre. Une abnégation peu courante dans un art par nature narcissique !

Pourquoi ce livre ? Un témoignage ? Le besoin de montrer une voie que peu d’artistes empruntent ?

Marco Martinelli : C’est l’éditeur milanais Ponte alle Grazie qui me l’a demandé. Il m’a dit : « Conte la longue histoire de la non-école. » C’est donc le récit d’une expérience qui s’appuie sur une conception et sur une théorie. Cela peut intéresser des artistes, des professeurs et même, si j’ose employer le mot, le peuple. Notre méthode consiste à déconstruire les classiques pour les reconstruire. Déconstruire ouvre la voie à une reconstruction avec la vie et les rêves des adolescents, la « mise en vie ».

Le terme de « non-école » fait penser à Mai 68.

Cet article est le dernier de Gilles Costaz que vous pourrez lire dans les colonnes de Politis. Notre ami, grand critique de théâtre s’il en est, fait légitimement valoir ses droits à la retraite. J’aimerais dire ici, au nom de toute l’équipe, la gratitude qui est la nôtre pour avoir mis au service du journal depuis tant d’années – son premier article date de 1989 – sa compétence, sa curiosité, sa générosité. Je me permets d’ajouter qu’à titre personnel j’ai beaucoup aimé travailler avec lui dans ces pages culture. Merci, cher Gilles, et bon vent ! Christophe Kantcheff
Oui, il y a cette influence, mais sans l’idéologie, sans la rhétorique. J’étais trop jeune pour vivre les mouvements de 68, mais il y a en nous cet esprit de rébellion, et le souvenir de Martin Luther King et aussi d’un prêtre italien, Don Lorenzo Milani, qui formait les enfants des plus démunis de façon révolutionnaire dans les années 1950. Il y a tout cet héritage.

En quarante ans d’activités, votre méthode et vos points de vue ont dû évoluer.

Non. Moi-même, je n’ai pas changé. Quand je vais travailler avec des adolescents, c’est toujours la première fois. Quand je suis allé à Naples travailler autour de La Paix d’Aristophane, j’ai pu croire que c’était impossible. Le premier mois, je n’arrivais à rien. Ces jeunes étaient souvent destinés à devenir le bras armé de la Camorra. J’ai insisté. L’important est de faire le spectacle. Le spectacle, c’est la lumière après les ténèbres. J’ai travaillé trois ans à Naples. Après, la non-école n’abandonne pas le terrain. Nous formons ce que nous appelons des guides, qui continuent ce type de théâtre. En général, tout se passe bien, sauf si le guide se transforme en metteur en scène, veut donner sa vision. Là, nous intervenons avec douceur.

Mais les ados, eux, ont changé.

Au temps des iPhone, on peut croire cela. Mais ils sont les mêmes en Italie, à travers l’Europe, aux États-Unis, en Afrique, dans les différentes classes sociales… L’adolescent est à la recherche du bonheur, dans un même désir de vie. C’est un âge incroyable. Tu peux lui donner tous les rôles. Il faut qu’il ait sa juste place sur la scène. À nous de trouver le fil, la porte pour entrer, dans la confiance. Quand les ados comprennent que tu n’es pas là pour faire de la grande mise en scène, tu entres dans une relation vraie, tout change.

Vous montez vos spectacles à partir de grands classiques : Aristophane, Sophocle, Euripide, Shakespeare, Molière, Jarry… Pourquoi pas de modernes ?

Il ne faut pas oublier Maïakovski ! Pour les modernes, on est allés jusqu’à Brecht. Mais la littérature moderne aime les monologues. Regardez : Thomas Bernhard, Beckett… J’adore. Mais ce qui compte dans la non-école, c’est le chœur. Un chœur anarchique, façon Jarry ! Là où nous nous renouvelons sur le langage, c’est que nous faisons depuis quelque temps des films avec les ados. Je déteste le théâtre filmé. C’est autre chose, qui est diffusé par des circuits indépendants.

N’êtes-vous pas très isolé dans le paysage théâtral italien ?

Non, pas du tout. La non-école a reçu sept fois le prix Ubu, décerné par la critique ! Je suis très ami avec Armando Punzo, qui travaille beaucoup avec les prisonniers. J’ai connu Romeo Castellucci à ses débuts… C’est par rapport aux forces politiques que nous sommes isolés. Le berlusconisme a dévoré une gauche qui ne s’est pas vraiment reconstruite. Nous ne travaillons avec les acteurs sociaux qu’au niveau local.

Aristophane dans les banlieues. Pratiques de la non-école****, Marco Martinelli, traduction de Laurence van Goethem, préface de Jean-Pierre Thibaudat, Actes Sud-Papiers, 224 pages, 18 euros.

Théâtre
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