Les fabricants de l’agent orange sur le banc des accusés

Tran To Nga, engagée sur le front pendant la guerre du Vietnam, poursuit en justice des firmes de l’agrochimie ayant livré l’agent orange à l’armée américaine. Récit des plaidoiries.

Vanina Delmas  • 27 janvier 2021
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Les fabricants de l’agent orange sur le banc des accusés
© Sculpture représentant un enfant victime de malformations à cause de l'agent orange, à Ho Chi Minh en 2004. Credit : STR / AFP

Les soutiens de Tran To Nga sont venus en nombre au tribunal judiciaire de grande instance d’Evry, lundi 25 janvier. Tout comme les médias, notamment vietnamiens, qui ne perdent pas une occasion de tendre leurs micros pour recueillir une parole, une confidence, un sentiment. Mais à l’aube de ces 79 ans, Madame Nga, comme l’appellent ses avocats, a la sagesse et la dignité de celle qui a traversé une vie de combats : la guerre d’Indochine, la guerre du Vietnam, et aujourd’hui, la bataille pour que le préjudice de l’agent orange déversé pendant cette dernière soit reconnu. Engagée comme journaliste dans le maquis pendant la guerre du Vietnam, cette franco-vietnamienne a intenté une action au civil contre 14 firmes américaines – dont des géants de l’agrochimie comme Monsanto ou Dow Chemical – qu’elle estime responsable en tant que fabricant du défoliant. Entre 1964 et 1975, 80 millions de litres de l’herbicide ont été épandus pour ravager la forêt du Sud-Vietnam, contaminant directement entre 2,1 et 4,8 millions de personnes selon le rapport Stellman publié en 2003.

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Après six années de procédure écrite, comme le prouvent les volumineux dossiers encadrant la présidente, le jour des plaidoiries est arrivé. Les entreprises américaines ont sortie une armada d’avocats pour dérouler leurs arguments pendant près de quatre heures. Leur ligne de défense repose essentiellement sur trois piliers : d’abord, contester la compétence des tribunaux français et demandant l’immunité de juridiction, puis remettre en cause de la qualité de victime de l’agent orange de la plaignante. Enfin, démontrer que les entreprises n’ont fait qu’obéir aux ordres de l’État américain, en temps de guerre.

En face, les trois avocats de Tran To Nga ont utilisé chaque minute de leur 1h30 pour convaincre le tribunal du rôle fondamental du droit, « qui n’est pas fossilisé », pour faire avancer l’histoire et du bien fondé de ce procès, la charge de la preuve leur revenant. « Plus la cause est belle, plus elle nous oblige à la rigueur. Est-ce si scandaleux d’espérer que la morale et la justice fassent bon ménage ? », a clamé Me William Bourdon avant de glisser que ce procès, et donc le jugement, seront étudiés et commentés par des générations d’étudiants en droit à travers le monde.

© Politis

Une joute orale de haute volée qui nous replonge parfois soixante-ans en arrière, dans les coulisses de la politique américaine et des stratégies politico-militaire de la guerre du Vietnam. Pour Me Jean-Daniel Bretzner, conseil de Monsanto, « Madame Tran contourne la difficulté » en poursuivant des entreprises de droit privé alors que l’État américain a commandé le défoliant : y répondre était « un acte de service public que de participer à un effort de guerre, un effort national ». Arguments historiques repris par Me Rosenfeld, conseil de l’entreprise Hercules, qui rappelle que les épandages d’agent orange étaient un ordre émanant directement du président Kennedy en 1961. « Votre tribunal a-t-il autorité de dire qu’il ne fallait pas protéger les troupes américaines face aux assauts vietcongs ? », interroge-t-il. Il poursuit en ciblant d’entrée l’argument phare de la plaignante, à savoir la mise en cause du mode de fabrication de l’agent. Qu’il présente comme le « nœud du procès » et le « subterfuge du vice de fabrication ». Or, en 1967, il atteste qu’Hercules est passé de deux à trois cuves et n’a pas accéléré sa cadence, ni la température pouvant renforcer la toxicité du produit.

En réponse aux nombreuses fins de non-recevoir avancées par les entreprises américaines, Me Bertrand Repolt a tenté de mettre en avant la totale souveraineté des entreprises dans le processus de fabrication de l’agent orange se référant à un document d’époque de la société Hercules parlant « d’appel d’offre » :

Il ne faut pas oublier le contexte historique de la guerre du Vietnam, mais sans en faire un paravent pour passer sous silence la nature des liens des entreprises avec l’État !

Car au-delà de la stricte fabrication de l’agent orange, c’est le processus utilisé par les entreprises qui est interrogé, notamment à partir de 1967, quand le gouvernement américain a décidé d’intensifier les épandages, et donc la production. De tous les défoliants utilisés à l’époque, l’agent orange est le plus nocif à cause de la dioxine qu’il contient, polluant infiniment petit et toxique, produite lors de la combustion à haute température. Les soupçons de non-respect des précautions de fabrication pour accélérer le rendement pèsent lourdement sur les entreprises.

Me Martinet, conseil de Dow chemical, axe son propos sur le fait que le gouvernement américain était parfaitement informé des conséquences sanitaires connues , à savoir la chloracné. Et que son client a tout mis en œuvre, dès les années 1960 et l’incident dans son usine qui a contaminé les salariés, pour corriger la méthode de fabrication, jusqu’à atteindre une « politique zéro dioxine » avant la livraison du premier lot d’agent orange pour le Vietnam en 1965.

Me Amélie Lefebvre s’est attachée à démontrer que les firmes de l’agrochimie étaient parfaitement conscientes de la toxicité du produit pour la santé humaine. Pour appuyer ces propos, elle cite des documents obtenus auprès de l’avocat américain chargé de la procédure lancée par les victimes vietnamiennes en 2004. En particulier un document daté de 1965, dans lequel Monsanto évoque ce produit comme « cancérigène puissant », et la volonté de ne « pas revivre cela », en référence, selon l’avocate, à la prise en charge des ouvriers touchés par des accidents dans les usines produisant l’agent orange. « Les connaissances étaient suffisantes mais diffusées que dans un cercle fermé, celui de l’industrie, pour éviter à tout prix un scandale sanitaire des consommateurs américains », affirme l’avocate, car l’herbicide incriminé était également utilisé par le particulier. Il fallait donc « serrer les dents et les rangs » pour ne pas perdre un marché juteux, garanti : celui de l’armée américaine. Une logique marchande reprise avec grandiloquence par Me Bourdon dans sa conclusion pour prouver la responsabilité des entreprises :

Nul besoin de lire Piketty ou de connaître Le Capital de Marx par cœur pour savoir que la logique de profit conduit aux mensonges des grandes entreprises ! […] Il n’y a pas eu de réquisition militaire mais un appel d’offre, et ils y sont allés en meute, en bande organisée.

L’un des points les plus délicats consistait à établir le lien de causalité entre les maladies dont souffre Tran To Nga et son exposition à l’agent orange. Conscients de cette faiblesse malgré les études scientifiques existantes, les avocats de Madame Nga ont demandé que la justice tranche pour une expertise afin d’établir le préjudice physique et moral. Quant à la défense, elle s’est engouffrée dans cette brèche, énumérant les pathologies et ses potentielles causes, autres que l’exposition à l’herbicide. « Elle n’a pas plus de dioxine dans le sang que vous et moi, son taux est parfaitement dans la moyenne de la population occidentale », a dénoncé Me Laurent Martinet, à savoir 3,49 picogrammes par gramme de sang selon une analyse datant de 2012.

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« Oui c’était la guerre, mais est-ce que la guerre chimique est autorisée ? C’est elle qui a tuée, et qui tue encore. Je demande à la justice de s’exprimer sur ces faits du passé pour moi, mais aussi pour toutes les victimes de l’agent orange dans le monde, et pour nos enfants » , glisse Tran To Nga avec sérénité.

« C’est un procès historique, car la priorité est d’obtenir une décision de justice qui reconnaisse pour la première fois la responsabilité des sociétés américaines à l’égard des victimes. Si nous remportons cette manche, cela pourrait créer un précédent juridique sur lequel d’autres victimes pourraient s’appuyer pour initier d’autres procédures, en France ou ailleurs », nous détaillaient les avocats de Madame Nga il y a quelques jours.

En attendant le délibéré prévu le 10 mai, un rassemblement de soutien à Tran To Nga et toutes les victimes de l’agent orange est organisé samedi 30 janvier, à 14h30, place du Trocadéro à Paris.

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Monde
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