Nicolas Bouchaud, chercheur de temps

Dans Sauver le moment, le comédien offre une passionnante traversée de ses trente ans de théâtre. Il nous transmet l’expérience d’un rapport singulier à la durée, dont sont aujourd’hui privés les artistes.

Anaïs Heluin  • 13 janvier 2021 abonné·es
Nicolas Bouchaud, chercheur de temps
Rares sont les acteurs qui écrivent sur leur pratique.
© Richard Schroeder

Le temps du Covid, pour Nicolas Bouchaud, n’est pas celui du théâtre. C’est même tout son contraire. « Jouer, c’est pouvoir étirer le temps à sa guise. C’est pouvoir inventer du temps, c’est faire l’expérience d’une présence continue au présent, dans un espace partagé avec des spectateurs. On a beau répéter, une pièce n’existe pas sans eux. Nous vivons aujourd’hui dans un temps contraint qui est impropre au théâtre, à l’art», nous dit le comédien dans son appartement parisien.

Depuis ses débuts en tant que professionnel en 1991 auprès du metteur en scène Philippe Honoré, bientôt suivis par sa rencontre fondatrice avec Didier-Georges Gabily, l’artiste n’avait sans doute jamais passé autant de temps dans la capitale qu’en 2020. Car le temps du comédien est aussi celui de la tournée. C’est, par exemple, celui, «suspendu entre deux points», qui s’écoule à bord de l’Adirondack Train reliant New York à Montréal, dont il fait le récit dans Sauver le moment, qui vient de paraître. Dans ce livre, Nicolas Bouchaud creuse tous les aspects d’un rapport au temps qui lui est aujourd’hui confisqué, interdit.

Rares sont les comédiens qui écrivent sur leur pratique. Plus encore ceux qui le font avec une telle finesse, un désir profond de transmettre et non de s’exposer. Nicolas Bouchaud cite l’excellent Face à Médée (1), dans lequel Valérie Dréville livre son journal de répétition de Médée-Matériau sous la direction d’Anatoli Vassiliev : il aime à parler de ceux qu’il admire. Dans la série de souvenirs qu’il développe dans son livre, son « moment » est une affaire très collective. Il le partage avec ses consœurs et confrères sur un plateau, avec une poignée de metteurs en scène (s’il est toujours curieux d’expériences, de déplacements nouveaux, Nicolas Bouchaud est d’abord un comédien de grande fidélité, notamment envers Jean-François Sivadier, auprès de qui il chemine depuis plus de vingt ans), ainsi qu’avec une foule d’absents. Des auteurs dont il note et -commente les œuvres dans le cahier Clairefontaine qu’il a toujours à portée de main.

« Je sais qu’au cœur du projet artistique de Nicolas il y a le souci du commun. Nicolas joue “dans” et “pour” le théâtre public. Il lui est redevable. C’est-à-dire qu’il y remplit aussi une mission de service, tenant pour très important qu’elle soit à la hauteur des attentes ou des exigences qu’il partage avec n’importe qui : les scolaires récalcitrants comme les passionnés de la scène.»

Dès ces mots de Véronique Timsit dans sa préface à Sauver le moment, achevé juste avant le premier confinement, on peut imaginer la tristesse, la colère du comédien contraint de renoncer à la reprise de son seul-en-scène Maîtres anciens, d’après Thomas Bernhard, au Théâtre de la Bastille en ce mois de janvier. Il devra aussi se contenter de répéter à Strasbourg Les Frères Karamazov, mis en scène par Sylvain Creuzevault, dont la création aurait dû avoir lieu en novembre dernier à -l’occasion du Festival d’automne. Il a été Henri IV, Galilée, Danton, Serge Daney ou encore Paul Celan… Nicolas Bouchaud sera-t-il un jour l’un des célèbres frères de Dostoïevski ? Le comédien a beau cultiver le doute, l’incertitude, celle-ci ne lui plaît guère. Pire, elle l’effraie.

Fils d’un metteur en scène et d’une comédienne qui ont participé à l’aventure du Théâtre national populaire à l’ère de Jean Vilar (1951-1963), Nicolas Bouchaud voit l’attitude actuelle du gouvernement envers la culture comme « révélatrice d’une pensée qui s’est insinuée de longue date chez les politiques : celle qui voit dans le théâtre un art élitiste, consacré à quelques privilégiés. C’est une insulte au créateur, dont l’effet est terrible : elle produit précisément ce qu’elle dénonce».

Formulée en haut lieu dès le début de l’épidémie, la distinction entre activités essentielles et non essentielles témoigne d’une évolution qu’a vécue le comédien, et qu’il déplore. « À mon entrée dans la vie professionnelle, je suis encore porté, avec les artistes de ma génération, par le couple Mitterrand-Lang. Aux Fédérés à Montluçon, avec Didier-Georges Gabily, je côtoie de purs produits de la décentralisation : Jean-Paul Wenzel et Jean-Louis Hourdin. Je suis nourri par leur vision du théâtre subventionné, qui est peu à peu devenue étrangère aux -politiques.»

Nicolas Bouchaud n’a pour sa part jamais abandonné le goût du pas de côté, l’amour de la recherche, qu’il décrit dès le premier chapitre de son livre, où il relate sa première expérience auprès de Didier-Georges Gabily dans Des cercueils de zinc. Pas plus qu’il n’a perdu son allure échevelée de fervent rêveur, l’artiste n’a en effet jamais renoncé à sa façon d’être «au théâtre comme si nous étions dans un laboratoire». Cela en tentant, comme l’avait fait le metteur en scène Antoine Vitez, qu’il cite souvent, de «s’affranchir des codes dominants, de chercher le geste non reconnaissable, le corps non repérable».

Cette recherche exigeante en vue « d’évacuer les clichés, de dégager le terrain pour chercher la façon la plus singulière de s’approprier un texte ou un mouvement», l’acteur la poursuit notamment dans ses seuls-en-scène. À commencer par La Loi du marcheur (2012), où il s’empare d’un entretien entre le critique de cinéma Serge Daney et l’écrivain Régis Debray. Un spectacle qui répond pour lui à un double besoin urgent, intime : dire sa passion première pour le cinéma – sa relation avec le réalisateur Jacques Rivette est l’objet d’un très beau chapitre de son livre – et «jouer de la pensée, la faire vivre sur un plateau».

Dans ses mémoires fragmentaires, le comédien aborde pêle-mêle, sans chronologie ni hiérarchie, son travail personnel – après Daney, il donne successivement corps et voix aux pensées de John Berger, de Paul Celan et de Thomas Bernhard – et son parcours en compagnie. Abordant toujours dans un même geste l’art et la vie, Nicolas Bouchaud mène par l’écriture une quête aussi importante pour lui que celles qu’il aborde sur scène, tantôt en solitaire, tantôt avec d’autres. Avec Jean-François Sivadier, cité plus tôt, dont il aime la générosité. Avec quelques autres tels que le provocateur Rodrigo García et, plus récemment, Sylvain Creuzevault, qui ne pâlit pas devant les grandes figures de l’histoire et de la littérature.

En retraversant par la mémoire ses trente dernières années pour écrire Sauver le moment, l’artiste a malaxé ce qu’il appelle la « pâte du temps» d’une manière pour lui inédite. Comme le plateau, toutefois, on devine que la page est pour lui le « lieu vivant d’un deuil sans cesse recommencé», ou encore d’une «dissection infinie qui n’atteint jamais son terme».

Qu’il les dise ou les couche sur le papier, les mots sont pour Nicolas Bouchaud des complices avec lesquels il entre en résistance et invite qui veut à le suivre. En expliquant ce qu’il manigance avec eux, comment il s’en fait des alliés pour s’inventer un temps à part mais partageable par tous, il continue de remplir l’objectif qu’il s’est toujours fixé. Il poursuit sa mission de service public.

En tressant les histoires de ses amours et de ses peines avec ses histoires de théâtre, l’artiste se place au niveau de chacun. Il nous invite à ses côtés au palais des Papes en 2007 pour la première du Roi Lear de son metteur en scène fétiche, Jean-François Sivadier. Il nous ouvre aussi les portes de son appartement et de son âme au moment où il jouait cette même pièce à Nanterre-Amandiers alors qu’il était en pleine dépression, ému par «la très grande énergie sertie dans des mots qui dessinent pourtant un paysage de mort». Chevillé à ce point à la vie, le théâtre révèle toute sa capacité de bouleversement.

Sauver le moment, Nicolas Bouchaud, Actes Sud, 208 pages, 20 euros.

(1) Face à Médée, Valérie Dréville, Actes Sud, 2018.

Littérature
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