Ouïgours : Colonisation, répression, assimilation

La politique coercitive de Pékin vis-à-vis des minorités musulmanes du Xinjiang ne date pas d’hier. Mais, depuis 2016, elle a pris une ampleur sans précédent, que certains observateurs qualifient de génocidaire. Par Louise Pluyaud et Suzanne Adner.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  et  Suzanne Adner  • 6 janvier 2021 abonné·es
Ouïgours : Colonisation, répression, assimilation
© "La stabilité est une bénédiction, l'instabilité est une calamité", un message de Pékin sur un mur de Yarkand, dans la région autonome du Xinjiang, en 2012. Crédit : Eric Lafforgue / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Arrestations, interdictions de pratiques religieuses et culturelles, internements massifs en camps, vidéosurveillance, travail forcé, campagnes de stérilisation… Depuis trois ans, les échos les plus glaçants s’échappent de la province du Xinjiang, à l’ouest de la Chine, où la politique de répression à l’égard des minorités musulmanes a pris une ampleur terrifiante. En 2018 déjà, Rebiya Kadeer, égérie de la résistance ouïgoure en exil, avertissait dans ces pages : « Si le monde ne réagit pas, nous allons disparaître (1). » Depuis, les plus folles rumeurs – récits de rescapés, d’exilés dont la famille est encore au pays – sont les unes après les autres étayées par des enquêtes de journalistes, de chercheurs et d’ONG. Et de rapports en témoignages, le monde s’interroge : assiste-t-on à un génocide d’un genre nouveau ?

« L’histoire de la région ouïgoure est une histoire de colonisation », raconte la sociologue Dilnur Reyhan (lire entretien pages 16-17). Carrefour de la légendaire route de la soie, cet immense territoire, vaste comme trois fois la France, n’a été arrimé à l’empire chinois qu’entre le XVIIIe et le XIXe siècle. Baptisée Xinjiang – littéralement « nouvelle frontière » –, la province est alors majoritairement peuplée d’Ouïgours, musulmans turcophones, ainsi que de minorités kazakhes, tadjikes et kirghizes. « Et les relations avec “l’occupant” han [ethnie majoritaire en Chine, NDLR] sont tendues », rappelle la journaliste Sylvie Lasserre (2). Par deux fois, dans les années 1930 et 1940, les Ouïgours tentent de fonder une -république du Turkestan oriental. Éphémères indépendances, définitivement renvoyées au passé en 1949. Car, pour la toute nouvelle République populaire de Chine, il n’est pas question de perdre le territoire de l’empire qu’elle entend remplacer. En 1955, la région devient l’une de ses cinq « provinces autonomes ». Un titre de papier.

 En théorie, les régions autonomes sont administrées à la fois par un gouverneur local, issu de la minorité principale, et par le secrétaire du Parti communiste chinois (PCC), qui, au Xinjiang, est un Han, envoyé par Pékin. Celui-ci possède le véritable pouvoir », souligne Vanessa Frangville, maîtresse de conférences en études chinoises à l’Université libre de Bruxelles. L’« autonomie » des provinces tient davantage à l’autorisation d’exceptions culturelles, comme un enseignement bilingue mandarin-langue locale. « La politique ethnique de la Chine repose alors sur une doctrine d’assimilation progressive, avec des mesures de discrimination positive, par le biais d’emplois administratifs, d’accès à l’université, etc., explique la chercheuse. L’idée était qu’à terme les minorités se seraient assimilées de façon naturelle et volontaire aux Hans et à la nation chinoise. » Au cœur de cette politique : un principe de « diversité dans l’unité ». « La diversité culturelle est tolérée tant qu’elle ne conteste pas l’unité nationale et le pouvoir central, poursuit-elle. La diversité doit être “folklorique”, pas identitaire. »

Mais au Xinjiang, cette doctrine politique est accompagnée d’une colonisation à marche forcée du territoire et d’un contrôle de sa production agricole et industrielle. Dès 1954, les premiers Bingtuan, ou Corps de production et de construction du Xinjiang, sont créés, des villes autonomes du pouvoir provincial, administrées par des institutions paramilitaires. « Ces corps ont deux objectifs : la surveillance militaire du territoire et l’exploitation économique de la région », explique Vanessa Frangville. Des envois massifs de « pionniers » hans sont organisés depuis l’est du pays pour fournir la main-d’œuvre nécessaire à la production intensive, de coton et de tomates notamment (3). En parallèle, l’immigration intérieure de Hans est encouragée et facilitée. « En Chine, quitter sa province d’origine et s’installer légalement dans une autre implique de complexes démarches administratives, explique la chercheuse. Ces démarches sont simplifiées à l’extrême pour qui souhaite s’installer au Xinjiang. »

À la fin des années 1990, la « politique de développement du Grand Ouest » et l’intensification des investissements chinois dans la province s’accompagnent d’une nouvelle vague migratoire venant de l’est. Au point que les Hans, qui représentaient moins de 7 % de la population du Xinjiang en 1950, en constitueraient aujourd’hui plus de 40 %, supplantant la population ouïgoure autrefois majoritaire. Pionniers hans et Ouïgours ne se mélangent que très peu, dans une société ségréguée de fait.

« Aucune pitié »

Pékin, tout à sa politique d’assimilation, promeut certes une élite ouïgoure, modèle de « réussite ethnique » – dont la future dissidente politique Rebiya Kadeer, alors septième fortune du pays, fait partie. Mais le « développement » de la province ne se fait pas sans heurts. Des années 1980 aux années 2000, de multiples soulèvements ouïgours dénoncent une autonomie de papier. S’y mêlent revendications économiques, dénonciations de discriminations et actions de quelques groupuscules plus radicaux. Pékin répond en multipliant les mesures coercitives, et les tensions s’accumulent. En 2009, des manifestations dégénèrent en émeutes à Ürümqi, capitale de la province, enclenchant une nouvelle spirale de répression. Et en 2013 et 2014, une série d’attentats perpétrés par des Ouïgours servent de justification à la mise en place d’une politique sécuritaire à très grande échelle.

« La rhétorique de la menace terroriste islamiste était utilisée depuis les années 1990 et surtout depuis 2001 par le pouvoir chinois pour justifier des mesures répressives au Xinjiang, précise Vanessa Frangville. Mais, à partir de 2014, un cap est franchi et le soupçon de terrorisme s’étend à l’ensemble de la population musulmane du Xinjiang. » Exaspéré par l’instabilité de la région, le nouveau président, Xi Jinping, appelle les cadres du parti à « ne montrer absolument aucune pitié (4) ».

« Pour Pékin, la région est stratégique, souligne Sylvie Lasserre. Outre ses immenses ressources minières [elle abrite environ un quart des hydrocarbures et 38 % des réserves de charbon du pays]_, elle est indispensable aux “nouvelles routes de la soie”. »_ Lancé en 2013, ce projet ambitionne de développer les réseaux reliant la Chine et le reste du monde. La province du -Xinjiang, frontalière de huit pays, est au cœur du programme et draine des investissements colossaux.

Camps d’internement

L’heure n’est plus à l’assimilation naturelle et progressive d’ethnies récalcitrantes. « Pour Pékin, il s’agit d’éradiquer le problème », tranche la journaliste. Intellectuels et grands entrepreneurs ouïgours sont accusés de séparatisme et envoyés en prison. Certains seront même condamnés à mort, à l’instar du géographe Tiyip Tashpolat, recteur de l’université du Xinjiang. « Une politique typique d’un État totalitaire, commente Vanessa Frangville. On commence par couper la tête, s’attaquer à des personnalités que l’on pensait intouchables, et la peur désarçonne toute la société. »

En 2016, quand Chen Quanguo est nommé à la tête de la province, le budget de la sécurité explose. Tout juste débarqué du Tibet, où il occupait les mêmes fonctions, le nouveau secrétaire du PCC recrute des policiers à tour de bras. Le programme « Faire famille » envoie des fonctionnaires séjourner chez des membres de minorités musulmanes pour identifier tout comportement subversif. Vidéosurveillance, logiciels de reconnaissance faciale de mouvements de foule, check-points, contrôle des smartphones… La province est quadrillée. Cette gigantesque collecte de données doit permettre à l’État de classifier la population par risque subversif. Porter la barbe, refuser de manger du porc ou de boire de l’alcool, porter le voile ou avoir des contacts avec l’étranger sont autant de comportements suspects qui peuvent conduire à l’un des camps d’internement construits par dizaines, voire centaines, entre 2016 et 2017. Un à deux millions de personnes y auraient été détenues en trois ans.

Les rares témoignages de rescapés et la révélation de documents internes chinois par le Consortium international des journalistes d’investigation font le récit vertigineux d’un programme d’endoctrinement allant de l’apprentissage de la pensée de Xi Jinping et l’écriture d’autocritiques – classique de la coercition politique à la chinoise – à la torture. Au prétexte de « nettoyer le cerveau des personnes contaminées par les idéologies religieuses extrêmes », selon la formule d’un document officiel, il s’agit « d’endoctriner et de changer une population entière », affirme dans Le Monde le chercheur allemand Adrian Zenz, l’un des premiers à apporter des preuves de la construction d’un immense réseau carcéral. Pékin dément l’existence de ces camps, avant de faire volte-face à l’automne 2018 en les présentant comme des « centres de formation et d’éducation » destinés à « transformer » des personnes influencées par une «idéologie extrémiste » et à leur offrir des « opportunités d’emploi ». Différentes sources, dont des documents officiels, laissent plutôt soupçonner que de nombreux détenus seraient soumis au travail forcé, notamment dans les plantations de coton des Bingtuan. En 2018, au moins 500 000 personnes auraient été envoyées dans ces plantations (5).

« Destruction d’une société »

Quant aux enfants des détenus, ils seraient pris en charge par l’État dans des pensionnats où ils grandiraient « heureux, entourés des soins bienveillants du Parti et du gouvernement », selon la propagande d’État. Dans les faits, une enquête d’Associated Press (6) et une recherche d’Adrian Zenz (7) décrivent des centres d’endoctrinement ultra-sécurisés, où l’usage de la langue ouïgoure serait proscrit sous peine de punition. Si le nombre exact de jeunes placés dans ces institutions reste indéterminé, il ne se limiterait pas aux enfants de détenus et d’exilés. Le chercheur allemand évoque ainsi plusieurs politiques locales obligeant les enfants de minorités à intégrer ces écoles et à se séparer de leur famille.

« L’une des grandes difficultés, c’est de rassembler les preuves de ce qui se passe, souligne Sylvie Lasserre. Il y a des rumeurs, des témoignages qui, il y a quelques années déjà, nous amenaient à penser que la situation était bien plus dramatique que ce qu’on imaginait. Et petit à petit des éléments de preuves sont sortis, continuent d’être révélés. Mais j’ai peur que, lorsque le monde prendra véritablement conscience de ce qui se passe, il soit trop tard. »

En juin 2020, une nouvelle enquête d’Adrian Zenz (8), s’appuyant sur des documents internes et des témoignages, accusait la Chine de mener une politique de contrôle des naissances au sein de la population ouïgoure. Des campagnes de contraception et de stérilisation seraient menées à grande échelle dans les préfectures à majorité ouïgoure du sud de la province. Tout refus de s’y soumettre exposerait à un internement. Pour le chercheur, il n’y a plus de doute : «Les politiques de Pékin au Xinjiang remplissent l’un des critères indiqués dans la Convention des Nations unies pour la prévention et la punition du crime de génocide. »

« La question qui se pose aujourd’hui est celle des intentions de Pékin, souligne Vanessa Frangville. À partir de quel moment un processus d’assimilation – forcé, violent – devient-il une politique d’éradication ? » Car, pour qu’une telle politique soit qualifiée de génocide, l’intention de « détruire tout ou partie du groupe [ciblé] » doit être prouvée, rappelle la chercheuse. Nombre d’observateurs préfèrent parler de génocide culturel. « Il ne s’agit pas ici d’une extermination au sens de la Shoah ou du génocide rwandais, estime Vanessa Frangville. Mais de la destruction d’une société par l’instauration de la peur et par l’attaque méticuleuse des structures sociales et culturelles. C’est une autre forme d’anéantissement. » La disparition d’une identité.

(1) Lire Politis n° 1530, 6 décembre 2018.

(2) Voyage au pays des Ouïghours. De la persécution invisible à l’enfer orwellien, Sylvie Lasserre, Éditions Hesse, 2020.

(3) En 2014, les Bingtuan employaient environ 2,7 millions de personnes – soit quelque 12 % de la population du Xinjiang – et produisaient plus de 17 % du produit intérieur brut de la province.

(4) Extrait d’un discours interne au Parti communiste chinois, révélé par le New York Times en novembre 2019.

(5) « Coercive Labor in Xinjiang : Labor Transfer and the Mobilization of Ethnic Minorities to Pick Cotton », Adrian Zenz, 14 décembre 2020, cgpolicy.org

(6) « China treats Uighur kids as “orphans” after parents seized », Yanan Wang et Dake Kang, 22 septembre 2018, apnews.com

(7) « Break Their Roots : Evidence for China’s Parent-Child Separation Campaign in Xinjiang », The Journal of Politic Risk, juillet 2019.

(8) « Sterilizations, IUDs, and Mandatory Birth Control : The CCP’s Campaign to Suppress Uyghur Birthrates in Xinjiang », The Jamestown Foundation, juin 2020.

Monde
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Ouïgours en Chine : Alerte génocide
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