Ouïgours : Non-assistance internationale

Alors que les opinions publiques commencent à se mobiliser, l’inertie diplomatique n’a jamais été aussi grande.

Louise Pluyaud (collectif Focus)  et  Suzanne Adner  • 6 janvier 2021 abonné·es
Ouïgours : Non-assistance internationale
À Hongkong, pour la Journée mondiale des droits humains, le 8 décembre 2019.
© Martin Bertrand / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Début octobre 2020, lors d’une réunion de l’Assemblée générale des Nations unies spécialisée dans les droits humains, 39 pays réclamaient «l’accès immédiat et sans entraves » de la haute-commissaire de l’ONU aux droits humains, Michelle Bachelet, à la province du Xinjiang. Parmi les signataires, de nombreux pays européens ainsi que le Canada, le Japon, Haïti et l’Australie. Ces deux dernières années, les éléments de preuves renforçant les soupçons de crimes contre l’humanité, voire de génocide, ont contraint les diplomaties occidentales à réagir, après de longues années d’indifférence. Mais leurs dénonciations peinent à se traduire en actes. Seuls les États-Unis ont véritablement été actifs en multipliant les sanctions économiques et diplomatiques contre des dirigeants et des organisations chinoises, via le Uyghur Human Rights Policy Act et la loi Magnitsky. Deux textes qui permettent de sanctionner des personnes et organisations responsables de graves violations des droits humains.

De l’autre côté de l’Atlantique, en revanche, les sanctions se font encore attendre. Le 17 décembre, en réaction à de nouvelles révélations sur le travail forcé d’au moins 500 000 Ouïgours dans des champs de coton, le Parlement européen a certes adopté une résolution d’urgence pressant la Commission, le Conseil et les États membres « d’envisager rapidement l’adoption de sanctions à l’encontre de responsables chinois et d’entités dirigées par l’État ». D’autant qu’une semaine plus tôt l’Union européenne s’était dotée d’un cadre de sanctions – interdiction de territoire, gel d’avoirs – pour les auteurs de « graves violations des droits humains » dans le monde, sorte de « loi Magnitsky » européenne. Mais le chemin vers une mise en actes de la résolution du 17 décembre – non contraignante – est encore long et semé d’embûches.

« C’est une excellente nouvelle, commente Zumretay Arkin, responsable de plaidoyer au Congrès mondial ouïgour. Mais encore faut-il que les pays de l’UE s’accordent à l’unanimité pour contraindre la Chine. » En outre, note Mounir Satouri, eurodéputé (EELV), « les Chinois sont suffisamment malins pour, lorsqu’il s’agit de leurs intérêts économiques, diviser les pays européens en négociant État par État ». Dans une lettre à la Commission européenne en mai 2020, l’élu et 99 autres parlementaires ont réclamé la création d’une liste noire des entreprises chinoises recourant au travail forcé des Ouïgours. Une lettre qui reste « sans réponse concrète », soupire l’homme politique. À défaut, l’élu a interpellé par courrier des entreprises européennes, parmi les 82 soupçonnées de complicité de travail forcé (1). Trois d’entre elles ont répondu, promettant de revoir leur chaîne de production : Carrefour, Alstom et H&M.

Enfin, dans l’accord d’investissement UE-Chine conclu le 30 décembre, Bruxelles a juste obtenu que Pékin « s’engage » à ratifier les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail sur la lutte contre le travail forcé. L’Europe aurait pourtant un rôle à jouer. « Nous achetons davantage à la Chine que nous lui vendons, nous pourrions avoir un véritable pouvoir de pression économique si nous nous en donnions les moyens », tempête le sénateur français André Gattolin (LREM). Pour Mounir Satouri et d’autres parlementaires, cet accord n’aurait pas dû être signé « sans que Pékin s’engage à arrêter la persécution de la population ouïgoure ». En théorie, toute contractualisation internationale de l’Europe doit garantir les dispositifs de respect du droit humain. Mais, dans la pratique, Mounir Satouri reste pessimiste : « Honnêtement, je place peu d’espoir dans la capacité de la Commission et du Conseil européens à construire un véritable rapport de force avec la Chine. Les égoïsmes des États sont encore importants. Et je ne suis pas certain que nous ayons aujourd’hui une Europe capable de porter haut et fort sa voix dans le monde. L’Europe est un géant économique, mais un nain diplomatique et sécuritaire. »

Les liens commerciaux et diplomatiques avec la Chine enchaînent toujours les réactions des États. La France ne fait pas exception. « Il y a une sinophilie des milieux politiques français, à gauche comme à droite, qui crée une certaine “mansuétude” à l’égard des dérives de Pékin », souligne André Gattolin. Entre la France et la Chine, les intérêts économiques et politiques s’entremêlent. « De nombreuses entreprises françaises opèrent en Chine », rappelle le sénateur. À cela s’ajoute une intense politique d’investissements et de lobbying menée par Pékin dans tout l’Hexagone. « Il y a de multiples accords de coopération, des jumelages entre villes, des investissements locaux… », énumère-t-il. Une diplomatie aussi feutrée qu’agressive, des territoires européens jusqu’aux institutions internationales.

Le gouvernement chinois n’a en effet jamais été si actif au sein des organisations onusiennes. Depuis son entrée au Conseil des droits humains en 2013, Pékin a multiplié « les efforts visant à dénaturer le mandat du Conseil […] en favorisant la “coopération” au détriment de la responsabilisation, et en s’opposant aux initiatives qui cherchent à examiner de près les graves violations des droits », alertait en septembre dernier une coalition d’ONG (2). Dans les couloirs diplomatiques, Pékin entretient ses alliances pour parer à toute critique. En juillet dernier, une déclaration de 46 pays louait ainsi une politique antiterroriste chinoise « proportionnée » au Xinjiang. Une réponse directe à la vingtaine de pays réclamant, un mois plus tôt, l’envoi d’observateurs indépendants dans la province. Parmi les soutiens de Pékin, 17 pays à majorité musulmane. « Les pays du Golfe, tout comme l’Iran, participent activement à soutenir la politique du gouvernement chinois », dénonce Dilnur Reyhan, voix de la résistance ouïgoure en France et en Europe. Et pour cause : les accords commerciaux entre l’Organisation de la coopération islamique et la Chine se sont multipliés ces dernières années. Depuis 2015, Pékin a investi plus de 40 milliards d’euros dans les pays du Golfe, selon le China Global Investment Tracker.

« Ces dernières années, la logique diplomatique chinoise est devenue offensive. La Chine a développé une telle influence qu’on ne peut pratiquement plus rien dire sur ses violations et ses abus », assène André Gattolin. Critiquant un manque de volonté des gouvernements, le sénateur a participé à la création en juin dernier de l’Inter-Parliamentary Alliance on China (Ipac), un rassemblement de parlementaires d’une quinzaine de pays et de diverses obédiences politiques qui ambitionne de « répondre au plus grand défi de politique étrangère de notre époque : la Chine ». L’une des premières actions de l’Ipac, symbolique, a été de diffuser le rapport d’Adrian Zenz dénonçant des politiques de stérilisation à grande échelle menées au Xinjiang.

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Alerter est l’un des objectifs du futur tribunal d’opinion mis en place par des personnalités de la justice internationale et des droits humains à la demande du Congrès mondial ouïgour. Si cette cour citoyenne n’a d’autre pouvoir que celui des mots, elle examinera des accusations de génocide et de crimes contre l’humanité émises à l’encontre de la Chine avec les méthodes d’un véritable tribunal.

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  « C’est une réponse symbolique à la paralysie de la justice internationale », explique Zumretay Arkin. Une demande d’enquête sur des soupçons de génocide a bien été déposée à la Cour pénale internationale par les avocats de deux organisations politiques ouïgoures en juillet dernier. Mais la cour s’est déclarée incompétente (3).

Pourant, preuves et témoignages n’en finissent pas de s’échapper de la province claquemurée. « Il y a cinq ans, peu d’Occidentaux connaissaient jusqu’à l’existence des Ouïgours. Aujourd’hui, des citoyens alertent leurs élus », se félicite Zumretay Arkin. Des personnalités publiques prennent position, à l’instar du footballeur Antoine Griezmann, qui a rompu son contrat avec la marque chinoise Huawei, soupçonnée de participer à la surveillance de la population ouïgoure. « Cette mobilisation est déjà un signal envoyé à la Chine », estime la responsable du Congrès mondial ouïgour, qui espère que la pression de l’opinion finira par confronter les États démocratiques à leurs contradictions.


(1) En février dernier, le rapport « Uyghurs for sale », de l’Institut australien de politique stratégique (Aspi), accusait 82 multinationales d’avoir recours au travail forcé ouïgour.

(2) « Appel mondial en faveur d’un mécanisme de suivi des droits humains en Chine », sur amnesty.org.

(3) La CPI ne peut se saisir d’une situation que si l’État concerné a reconnu sa légitimité, ce qui n’est pas le cas de la Chine. Et les preuves manqueraient pour ouvrir une enquête sur des déportations d’Ouïgours depuis des pays voisins (reconnaissant, eux, la compétence de la CPI), comme le réclamaient les plaignants. Un recours a été déposé.

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Ouïgours en Chine : Alerte génocide
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