Précarité menstruelle : Des règles injustes

Alors qu’elle touche 2 millions de personnes en France, la précarité menstruelle reste méconnue du grand public. En cause : un tabou millénaire. Mais des associations et certains politiques s’activent.

Agathe Mercante  • 13 janvier 2021 abonné·es
Précarité menstruelle : Des règles injustes
© Frédéric Scheiber/AFP

Le regard se fige. On se lève maladroitement. On s’excuse auprès des personnes alentour et on se précipite, plus ou moins discrètement, vers les premiers w.-c. que l’on trouve. Une fois dans la cabine, on constate les dégâts : les règles sont arrivées. On ne s’y attendait pas. On n’a rien pour se protéger. On jette un regard… Il n’y a rien, sinon du papier toilette. Qu’à cela ne tienne ! On en enroule un peu autour du doigt et on dépose l’amas de papier au fond de la culotte en espérant qu’il tienne.

Pour qui a les moyens de s’acheter des protections périodiques, cette anecdote est un désagrément passager, capable de gâcher une journée. Le traumatisme s’arrête là. Mais, en France, la difficulté ou l’impossibilité quotidienne, pour des raisons financières, de se procurer serviettes ou tampons concerne plus de deux millions de femmes et d’hommes trans. C’est ce que l’on appelle la précarité menstruelle.

Étudiant·es, lycéen·nes, collégien·nes, personnes sans domicile fixe ou résidant en foyer, détenu·es… La liste des concerné·es par la précarité menstruelle est longue. Et pour cause : selon un calcul du journal Le Monde, on estime à 3 800 euros le budget nécessaire pour se protéger et réduire les douleurs dues aux règles durant sa période de fertilité (en moyenne trente-neuf ans). À cela s’ajoutent une visite gynécologique annuelle et des dépenses textiles accrues (linge de lit, sous-vêtements…). Au total, avoir ses règles coûterait près de 10 euros par mois. Une somme anecdotique pour beaucoup. Mais, pour les personnes précaires, cette dépense peut constituer près de 5 % du budget mensuel. Un gouffre financier.

Selon une étude nationale réalisée par l’Ifop en 2019 pour l’association Dons solidaires, 8 % des femmes ne disposent pas toujours de suffisamment de protections hygiéniques par manque d’argent, 7 % utilisent du papier toilette ou autre chose à la place et 10 % renoncent à changer de protections aussi souvent que nécessaire. 6 % des personnes interrogées pour cette étude confient également que leurs filles ne vont pas à l’école durant la période de règles.

Des produits réutilisables et non toxiques

Outre le problème écologique que pose le fait de jeter des centaines de millions de protections périodiques chaque année, le recours répété à ces produits peut s’avérer dangereux pour la santé. Plusieurs solutions alternatives lavables, réutilisables et composées de matières moins toxiques existent.

Les serviettes réutilisables. Essentiellement composées de coton bio et labélisées Oeko-Tex, au prix de 10 à 20 euros l’unité, elles peuvent être réutilisées pendant plusieurs années.

Les culottes menstruelles. Il s’agit ici de culottes avec la serviette intégrée. Le fond du sous-vêtement est doublé, voire triplé en coton bio et/ou labélisé. Elles offrent une capacité d’absorption supérieure aux serviettes réutilisables et peuvent se garder jusqu’à treize heures d’affilée. Mais plus onéreuses : de 15 à 40 euros l’unité.

Les tampons lavables. Encore peu connus du grand public, ils offrent l’avantage de permettre la baignade. Les quelques marques qui les commercialisent vantent une fabrication made in Europe. Prix : jusqu’à 25 euros la boîte de 8.

Les éponges menstruelles. La technique, millénaire, consiste à utiliser des éponges en guise de tampons. Le plus souvent, il s’agit d’éponges de mer de genre Porifera, mais il existe des versions synthétiques en mousse de polyuréthane. Entre 3 et 5 euros l’unité.

Les « cups ». Tout comme les éponges et les tampons, les cups sont des protections périodiques internes. Composées de silicone médical, elles permettent, par leur forme en coupe, de recueillir le sang. Elles nécessitent toutefois – pour l’étape du retrait et du rinçage – d’avoir accès à un point d’eau. Entre 10 et 30 euros l’unité.

Un scandale et une discrimination que les pouvoirs publics peinent à résoudre. Considérées comme des produits « de luxe » jusqu’au 1er janvier 2016, les protections périodiques bénéficient désormais de la TVA réduite à 5,5 %, au terme d’un âpre combat mené par des associations. Conformément à l’annonce d’Emmanuel Macron dans sa longue interview à Brut, début décembre 2020, 4 millions d’euros ont été ajoutés au budget de l’État pour la lutte contre la précarité menstruelle en 2021. Une bien maigre mesure au regard de celles prises par l’Écosse, l’Irlande, la Malaisie ou le Canada (lire pages suivantes). Mais comment expliquer la lenteur des actions pour lutter contre cette injustice genrée ?

Affreuses, sales et méchantes

Au commencement était un tabou, celui des règles. Le sang, d’abord, qui serait sale. Les publicités montrent d’ailleurs des tampons qui « s’ouvrent en corolle » – selon le terme marketing consacré – sous l’effet du vide ; les serviettes sont quant à elles aspergées d’un liquide bleu. Résultat ? Hormis les personnes concernées, rares sont celles à pouvoir définir avec précision la couleur et la viscosité du sang menstruel (parfois il est rouge, le plus souvent marron, et sa texture varie grandement selon la période du cycle).

Avoir ses règles, ensuite, est perçu comme honteux. « Vous n’avez jamais traversé votre open space avec un tampon caché dans votre manche ou une serviette pliée dans votre poche ? » nous demande Marie-Paule Noël, militante du collectif Georgette Sand. Si. Les règles sont également innommables : « On dit que “les Anglais ont débarqué”, on parle des “ragnagnas”… C’est fou, tous ces noms que l’on utilise pour ne pas prononcer le mot “règles” », poursuit-elle.

Les règles, enfin, peuvent être dangereuses, voire mortelles. La tradition hindoue du –chaupadi, qui contraint les femmes à s’isoler, voire à quitter leur domicile, durant leurs règles, fait chaque année des dizaines de mortes.

En France et en Europe aussi, avoir ses règles n’est pas sans danger. Un danger sanitaire, compte tenu des infections que l’on peut développer en utilisant des protections toxiques (lire l’entretien avec Bastien Lachaud ci-contre) ou pas de protections du tout, et un danger social, tant la méconnaissance de ce phénomène naturel est grande. « Pendant la campagne pour faire baisser la TVA, à l’hiver 2015, une délégation du collectif Georgette Sand a été reçue à Bercy, raconte Marie-Paule Noël. Ces femmes se sont retrouvées face à de hauts fonctionnaires qui leur ont demandé si elles ne pouvaient pas se “retenir” de saigner ». Une remarque qui pourrait faire rire si elle ne révélait pas une profonde incurie de la part des pouvoirs publics.

« C’est un privilège que de ne pas savoir ce que c’est », explique Sandrine Rousseau, cadre d’Europe Écologie-Les Verts et ex-vice-présidente de l’université de Lille.« Quand j’ai lancé l’initiative de distribuer gratuitement des protections aux étudiant·es de l’université de Lille, certains des administrateurs tombaient de leur chaise, ils n’avaient jamais entendu parler de précarité menstruelle », raconte-t-elle.

Mobilisation de la société

Comme celle de la capitale des Flandres, de nombreuses universités ont expérimenté ou expérimentent ces distributions gratuites : Rennes-I, Rennes-II ou encore Le Havre. Et toujours avec succès. La Mutuelle des étudiants (LMDE) propose, depuis 2018, le remboursement des protections périodiques pour ses adhérentes et leur entourage, à hauteur de 20 à 25 euros par an.

Faute de lois, la société civile s’organise pour lutter contre la précarité menstruelle, constate Tara Heuzé-Sarmini, présidente de l’association Règles élémentaires. « Quand une mannequin comme Natalia Vodianova ou même Meghan Markle [membre de la famille royale britannique] prennent position contre la précarité menstruelle et pour faire tomber le tabou des règles, on voit bien qu’ il se passe quelque chose au sein de la société », estime-t-elle.

Créée en 2015 dans le sillage de la campagne pour la baisse de la TVA, l’association collecte des produits d’hygiène intime, avec une implantation renforcée dans les villes de Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille et Bruxelles. Selon sa fondatrice, le « retard à l’allumage » des pouvoirs publics français sur la question s’explique par un refus de nos institutions de concevoir de pareilles inégalités : « La France est le pays des droits de l’homme, pour beaucoup d’entre nous il est difficile de s’imaginer que des millions de femmes sont discriminées pour avoir simplement leurs règles. » Si difficile à imaginer que le texte visant à réduire la TVA n’a pas été voté par l’Assemblée nationale en première lecture. Le secrétaire d’État au Budget de l’époque, Christian Eckert, avait même justifié ce refus en évoquant des demandes qu’il jugeait analogues. Celle du « député de Seine-et-Marne qui veut un taux réduit chez Mickey, le député de Beauval qui veut un taux réduit sur les zoos, etc. »,avait-il détaillé. La mesure a finalement été adoptée en seconde lecture, après un passage au Sénat, qui, lui, avait trouvé une majorité pour la voter.

Autres temps, autres mœurs, les politiques s’activent enfin. En l’espace de six mois, deux rapports ont été remis sur la question. Le premier, le 17 octobre 2019, par la sénatrice LREM Patricia Schillinger (Haut-Rhin), envisageait de mettre en place des distributeurs et des pots communs dans les collèges et les lycées. Il prévoyait aussi de créer dans les prisons un « bloc dédié à l’hygiène féminine et de permettre la commande de “protections basiques” (serviettes et tampons) à “prix dégradés” ». Le second, plus ambitieux, a été rendu le 13 février 2020 par les députées Laëtitia Romeiro Dias (LREM) et Bénédicte Taurine (LFI). Il préconise de renforcer les campagnes d’information et de développer des outils (sites Internet, distributeurs) analogues à ceux produits pour la contraception, et insiste sur le contrôle de la qualité des produits périodiques.

Mais la guerre est loin d’être gagnée. Aucun contrôle sur les répercussions de la loi de 2015 n’a été exercé par les autorités publiques. Dans un communiqué publié en 2019, le gouvernement a sobrement indiqué que « l’évolution des prix montre que cette baisse de TVA a bien profité aux consommatrices ». Un constat que contestent les associations. « Les boîtes de tampons et de serviettes sont moins chères, mais il y en a moins dedans ! » s’indigne Marie-Paule Noël. Quant aux récentes annonces du gouvernement, elles les abordent avec la même prudence. « On s’en félicite » (Tara Heuzé-Sarmini), « c’est super » (Marie-Paule Noël), « intéressant » (Sandrine Rousseau), mais il y a toujours un « mais » qui suit…

Dans un communiqué publié le 11 décembre 2020, l’association Règles élémentaires, le collectif Georgette Sand et la Fondation des femmes demandent « l’inscription dans la loi de l’obligation de mettre à disposition dans les lieux clés (foyers d’hébergement et accueils de jour, prisons, hôpitaux, établissements scolaires) […] des produits d’hygiène intime de qualité », « le soutien au déploiement de distributeurs […] dans un maximum de lieux publics » et « la mise en œuvre de programmes de sensibilisation destinés au plus grand nombre ».

« On veut un droit de regard sur ces millions ! » martèle Marie-Paule Noël. Pour les droits des femmes, il ne faut jamais baisser la garde.

Société
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