Bolsonaro et la transition inachevée

L’élection au Brésil d’un président d’extrême droite, arrivé au pouvoir après l’éviction de la gauche sous des prétextes de « corruption », est aussi une conséquence de la transition démocratique incomplète du pays.

Maud Chirio  • 31 mars 2021 abonné·es
Bolsonaro et la transition inachevée
© VANESSA CARVALHO/Brazil Photo Press/AFP

L’élection au Brésil de Jair Bolsonaro a rompu avec une appréhension du temps linéaire et déterministe : celle de la transition démocratique par laquelle le pays, marqué par la dictature militaire (1964-1985), se dirigeait inéluctablement vers la consolidation de l’État de droit, d’une culture démocratique, et le maintien de l’armée dans une soumission au pouvoir civil. Le président d’extrême droite s’est fait élire sur son apologie de la violence d’État sous la dictature et sa volonté d’en poursuivre les croisades contre les « communistes ».

Au pouvoir, Bolsonaro n’a pas mis en œuvre de persécution d’État. Mais, sur les questions mémorielles, il a joint le geste à la parole, détricotant les dispositifs d’indemnisation des victimes, suspendant les recherches de disparus, modifiant les programmes scolaires et obtenant de la justice, en mars 2021, que les autorités civiles célèbrent officiellement le coup d’État de 1964. En outre, il a accueilli une militarisation profonde de l’État et du gouvernement, organisée depuis 2016 par des états-majors directement responsables, via une menace explicite sur la Cour suprême, de l’incarcération de Lula et du maintien de son inéligibilité. Actuellement, l’État brésilien, avec 22 ministres en uniforme, 11 000 officiers dans l’administration gouvernementale et tous les postes clés verrouillés par les généraux, est déjà militarisé.

Les mots d’une suffragette

Hubertine Auclert est la première suffragette française. Son journal s’est retrouvé dans ses papiers privés, qui à sa mort ont échu à sa sœur, puis à sa nièce, avant d’être confiés à la bibliothèque féministe de Marie-Louise Bouglé. Les fonds échappent ensuite de peu aux bombardements de 1940, sont pour partie pillés par un bibliothécaire collaborationniste, finalement déposés à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, qui les oublie dans une cave. Le journal, découvert en 1968, est ensuite à nouveau égaré à la bibliothèque. Il n’est retrouvé qu’en 2018 et enfin publié ! On y découvre la suffragette partagée entre détermination et découragement, cible de mille tracasseries et insultes, mais se démenant sans cesse pour la cause des femmes. Un texte émouvant et passionnant.

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

Journal d’une suffragiste, Hubertine Auclert, édition établie, présentée et annotée par Nicole Cadène, Folio Histoire, 240 pages, 7,50 euros

Le bolsonarisme est un phénomène complexe, fruit de la crise de la démocratie brésilienne dans les années 2010 et de la flambée de nouvelles droites dans l’espace occidental. Mais c’est aussi clairement la conséquence d’une transition démocratique si incomplète – sans œuvre de justice, sans pédagogie publique, sans mise au pas des forces armées – qu’elle a fini par échouer.

Les récentes décisions de la Cour suprême, confirmant que l’ancien président Lula avait été victime de persécutions politiques qui l’ont empêché de concourir à la présidentielle de 2018, invitent à réfléchir à d’autres continuités entre le passé récent du pays et son présent démocratique. Des héritages qui vont bien au-delà de l’institution armée et de ses lignes dures, dont Bolsonaro est le produit. En indiquant que Lula a été victime d’une « justice d’exception », la haute cour invalide un certain récit : après 2016, le Brésil n’a pas poursuivi – comme on l’a énormément lu dans la presse européenne – son « perfectionnement démocratique », où la corruption endémique de la classe politique aurait enfin été rejetée par un peuple en colère et jugée par une justice indépendante. Au contraire, le camp conservateur a ressorti une vieille ficelle, utilisée plusieurs fois au XXe siècle : forcer l’alternance en évinçant le camp adverse, populaire ou progressiste, par la manipulation de l’image négative que la population brésilienne, dans des moments de crise, a de ses dirigeants.

La corruption n’est bien sûr pas une vue de l’esprit : c’est même l’un des fondements des relations sociales et de la vie politique, et ce depuis les débuts de la République. Mais ça a été également un outil d’ostracisme, utilisé par qui disposait à un moment donné de positions de pouvoir : celui de manipuler l’opinion (la presse), d’adosser l’opprobre moral au langage du droit (la justice), de réprimer (l’armée). Depuis les années 1950, le versant gauche de l’échiquier politique brésilien – populiste sous Getulio Vargas, travailliste sous João Goulart ou progressiste sous le Parti des travailleurs – a été systématiquement accusé de corruption. Le coup d’État de 1964 s’est déroulé sur cet argument précis.

Par ses décisions des 8 et 23 mars, la Cour suprême, poussée à bout par un président qui laisse mourir en masse sa propre population du Covid-19, est sortie du dispositif. La presse l’a suivie. Reste l’armée, au cœur du pouvoir et bien décidée à y rester ; les hauts commandements se sont déjà signalés comme les ultimes remparts contre un retour au pouvoir du « communisme » et de la corruption.

Difficile de croire désormais à la fable démocratique – les masques sont tombés – mais également à la tranquillité de ces prochains mois si Lula s’affirme comme un opposant crédible à Bolsonaro et un candidat à la présidentielle de 2022.

  • Autrice de _La Politique en uniforme. L’expérience brésilienne, 1960-1980__,_ Presses universitaires de Rennes, 2016.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

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