Free : au bout du fil, la souffrance

Le site de Free dans les Hauts-de-Seine collectionne les irrégularités et sombre dans une ambiance délétère. Depuis que sa gestion a été confiée à un sous-traitant, les salariés craignent désormais d’être conduits vers la faillite.

Erwan Manac'h  • 7 avril 2021 abonné·es
Free : au bout du fil, la souffrance
© J-C.&D. Pratt / Photononstop / Photononstop via AFP

Des rapports sociaux « épuisants », « une grande défiance réciproque », « des équipes désorientées », prises dans le « cercle vicieux » des relations délétères : l’expert indépendant du cabinet Technologia, mandaté par les représentants du personnel l’an dernier, n’a pas de mots assez durs pour qualifier la vie quotidienne entre les murs du centre d’appels de la marque Free, dans les Hauts-de-Seine. Il n’est pourtant pas le premier à s’y inviter. Avant lui, quatre expertises, des kilomètres de courriers de l’inspection du travail, des droits d’alerte en cascade, quelques procès et plusieurs enquêtes journalistiques (1) ne sont jamais parvenus à faire évoluer la situation.

Verbatim

Tarik Manager et délégué syndical Unsa à CRM 08

J’ai été élu délégué syndical il y a tout juste un an. C’était mon premier engagement depuis mon embauche, en 2014. Je savais que ça m’attirerait des ennuis, mais j’étais loin d’imaginer que les choses prendraient une telle ampleur ! En réunion, la direction me parle sur un ton extrêmement agressif et refuse de répondre à mes questions. Elle me dénigre et me prend à partie. La population des managers est sans cesse rabaissée. Dès qu’il y a un problème, c’est de notre faute. Mais nous devons toujours en faire plus et la direction n’écoute aucune de mes nombreuses alertes. Cela me coûte de le reconnaître, mais cette situation m’a beaucoup fragilisé psychologiquement. Je suis à bout de nerfs.

Mohammed Ali Khenfech Ancien téléconseiller

Depuis mon embauche en 2013 à Mobipel, j’ai tout vécu : les vagues de licenciements, la vente, le déménagement… Je suis resté parce que j’espérais une évolution. Après la cession de Mobipel, j’ai sacrifié ma santé pour y arriver : j’ai remplacé des chefs d’équipe et assuré des formations en travaillant parfois treize heures par jour pour tout concilier. Mais ils ont préféré donner le poste de « relais expert » à des jeunes que je venais de recruter. La direction voulait faire le ménage parmi les anciens… Ce refus m’a déglingué. Je suis tombé dans une violente dépression. Je faisais des crises d’angoisse pendant les appels, j’étais sous antidépresseurs, mais mon responsable me reprochait une baisse de productivité. En juillet 2020, j’ai fait une tentative de suicide et la médecine du travail a fini par prononcer mon invalidité.

Les vagues de licenciements se poursuivent également, malgré une première condamnation, en octobre 2020, par la cour d’appel de Versailles. La direction du centre y a écopé d’une amende pour avoir fait fondre les effectifs de moitié en trois ans, entre 2015 et 2018, sans la moindre négociation avec les représentants du personnel (2). Or, depuis le mois de septembre 2020, plusieurs vagues de licenciements disciplinaires et de démissions non remplacées ont encore fait chuter de 16 % les effectifs, sans plan social. La situation est telle que les salariés craignent désormais pour l’avenir du site et vivent avec la désagréable impression d’être traités comme les moutons noirs de la « famille Free ».

Il faut remonter à octobre 2014 pour comprendre la mécanique qui a fait sombrer ce centre d’appels installé deux ans plus tôt dans une « zone franche urbaine » de Colombes (Hauts-de-Seine). Tout bascule après une distribution de tracts des syndicats SUD et CGT. « Jusqu’à apaisement de la situation sociale […], il n’y aura plus le moindre recrutement sur le site de Mobipel. Nous ne pouvons continuer à investir sur un centre qui s’avère désormais sensible et où la menace pèse chaque jour », écrit Angélique Gérard, directrice des relations abonnés du groupe Iliad (l’opérateur Free), le 14 octobre 2014, dans un e-mail interne. La courbe des effectifs suit alors une chute vertigineuse, notamment du fait d’un impressionnant contingent de licenciements pour faute grave(3), sans la moindre constance dans l’échelle des sanctions, alors que certains comportements violents sur les plateaux ne font l’objet d’aucune sanction, d’après plusieurs témoignages.

La direction se justifie en invoquant des difficultés – bien réelles – de recrutement, en raison d’un « bassin d’emploi » compliqué et de la réputation « exécrable » dont pâtit Mobipel, malgré ses efforts de formation et d’innovation. Sur les plateaux, les téléconseillers doivent affronter quotidiennement « des abonnés mécontents, voire furieux contre Free », note le cabinet Technologia dans son expertise remise en octobre 2020. Une « exigence émotionnelle » qui cohabite avec des impératifs de performance maximum, matérialisés par quatre indicateurs, une pression constante et une prime variable pouvant grimper jusqu’à la moitié du salaire de base. Ces indicateurs prennent en compte le nombre d’appels traités, le pourcentage de problèmes résolus ainsi que la note de « satisfaction »attribuée par les clients. Un abonné à l’humeur vengeresse peut donc coûter cher aux téléconseillers, même quand le problème rencontré n’est pas du fait de ces salariés.

Une détresse généralisée

Quelque mois après la diffusion d’un documentaire de « Cash investigation »détaillant ces licenciements à l’échelle industrielle, et alors que la situation sociale est dégradée, Free annonce, à la surprise générale, son intention de vendre le centre d’appels à l’un des principaux sous-traitants de relations clients, Comdata. Les négociations sur l’accompagnement du projet de cession se déroulent dans un climat d’extrême tension. La production s’écroule, l’absentéisme explose et le service des ressources humaines apparaît totalement désorganisé par les départs en cascade de son personnel. Une expertise décrit cette année-là une « détresse généralisée », des « manquements graves et répétés de l’employeur à ses obligations de sécurité » et le « népotisme » qui régit les relations sociales.

La direction s’adresse alors directement au ministère du Travail, dans un courrier daté de mars 2018, dans lequel elle tient les syndicats pour responsables d’un risque d’« embrasement de la situation à très court terme ». La détresse généralisée décrite par l’expertise indépendante ? Les nombreuses alertes émanant des salariés et de leurs représentants ? « Un chantage au suicide » doublé d’« une véritable orchestration des risques psychosociaux » par les délégués du personnel, balaye-t-elle. Et si le risque suicidaire est, selon elle, bien réel sur le site, ce serait sous la forme de « passages à l’acte largement téléguidés […] sur le thème de la prophétie autoréalisatrice ». Elle demande alors explicitement au ministère de dédire ses services, en accusant l’inspection du travail d’« adopte[r] une posture de soutien aux organisations syndicales ».

Un accord est finalement signé avec les salariés en septembre 2018 (4). Mobipel devient CRM 08, une filiale autonome du groupe Comdata, et déménage à Gennevilliers en juin 2019. Officiellement, Comdata a racheté le site « afin d’être plus efficace dans son appréhension des techniques et méthodes Free », en prévision d’un partenariat sur le marché italien. Mais les salariés n’ont jamais trouvé de trace d’un partenariat et le centre d’appels continue de s’enfoncer dans la crise. Au terme du contrat liant Free à son prestataire pour quatre ans, qui est tenu secret malgré les nombreuses démarches des salariés, les télé-conseillers craignent d’être abandonnés en rase campagne. Une telle mécanique de « défaisance sociale » est malheureusement répandue et a même été facilitée par les lois Macron, souligne l’avocat des salariés, Fiodor Rilov : « Si le contrat de sous-traitance qui lie CRM 08 à Free n’est pas renouvelé et que Comdata ne lui trouve pas de nouveaux clients, il sera placé en liquidation judiciaire et les indemnités de licenciement des salariés seront payées par le fonds de garantie des salaires, pointe l’avocat. Nous devons donc nous assurer que la baisse d’activité n’a pas été programmée pour assécher la filiale et la fermer aux frais de la collectivité. »

Plusieurs éléments alimentent cette inquiétude. Depuis que le centre a déménagé, Comdata s’est mis à recruter partiellement en CDD, alors que ce contrat, plus coûteux, n’avait jusqu’alors jamais été utilisé.Les expertises qui se suivent déplorent que les recommandations pour améliorer le climat social ne soient pas suivies par la direction. Au contraire, le management se durcit en 2019 : 79 licenciements pour faute grave et 18 ruptures anticipées de CDD sont comptabilisés en un an (5). Comdata a donc licencié 40 % de ses salariés, tandis que le turn-over global, toutes causes de départ confondues, atteint 82 %.

De l’aveu même du nouveau directeur du centre, consigné dans une expertise, la plupart de ces licenciements ont été « négociés avec les salariés ». Selon nos informations, ceux qui souhaitaient quitter l’entreprise signaient un accord transactionnel, assorti d’une prime et d’une clause de confidentialité, mettant en scène un licenciement pour des absences injustifiées. Dans l’un de ces accords, que nous avons pu consulter, la liste des griefs recense une dizaine de retards d’à peine quelques secondes. « L’objectif était de se débarrasser des anciens, qui posent problème parce qu’ils connaissent leurs droits », dénonce Mohammed Ali Khenfech, téléconseiller historique du centre d’appels, qui a fini par être licencié pour inaptitude (lire ci-contre). « Les anciens ont négocié le maintien de salaire, des primes et des avantages pendant quatre ans, au moment de la cession. Cela représente un coût dont la direction veut se débarrasser », juge Tarik, délégué Unsa sur le site.

Réduire les effectifs

C’est après ce grand ménage que les élections du comité social et économique (CSE), en mars 2020, renforcent une équipe syndicale SUD-Unsa-CGT combative, qui multiplie les recours juridiques et les expertises pour tenter de savoir « à quelle sauce [les salariés vont] être mangés », résume Anousone Um, le nouveau secrétaire du CSE. Les réunions durent trois jours. Les longs monologues se succèdent et virent parfois à la crise de nerfs. Les comptes rendus, retranscrits au mot près pour éviter tout litige, témoignent d’échanges d’une extrême tension. La direction, très irritée par la remise en question de ses décisions, balaye les critiques et accuse le secrétaire du CSE d’instiller « un climat pathogène » et d’exercer sur ses collègues « une emprise psychologique » au service d’un « désir de vengeance personnelle ». Ce n’est pourtant pas la description qu’en fait l’expertise Technologia, qui note que « l’action des représentants du personnel apparaît favorable à 76 % des répondants au questionnaire […]_, un taux très élevé et inhabituel »_.

Sur le site, l’ambiance reste tendue et les altercations ne sont pas rares. « En arrivant sur le plateau, on perçoit tout de suite qu’il y a un climat anxiogène, raconte Mohammed Ali Khenfech. Les responsables de plateau courent partout, tout le monde est sur les nerfs. » 90 % des nouvelles recrues quittent d’ailleurs l’entreprise avant dix jours, d’après le chiffre donné par le directeur du site aux délégués du personnel. L’absentéisme est aussi maximum, avec une moyenne annuelle de 24 % de l’effectif en 2020. Le bruit est pesant sur le vaste plateau comptant 150 postes de travail et l’outil numérique dysfonctionne, ce qui empêche souvent les opérateurs d’atteindre leurs objectifs et les primes associées. Les objectifs ont d’ailleurs été revus à la hausse après le rachat. La durée moyenne d’appel considérée comme « performante » a été baissée de 9 minutes 30 à 7 minutes 30. Résultat, beaucoup d’opérateurs perdent une partie importante de leurs revenus et finissent par quitter à leur tour l’entreprise.

Les managers de proximité sont particulièrement exposés, en proie aux injonctions contradictoires d’une direction qui les assaille de demandes et de téléconseillers qui sollicitent leur aide. Ils « subissent une forte pression managériale, dans une atmosphère de contrôle permanent », pointe le cabinet Technologia.

C’est dans ce contexte que Free annonce, en septembre 2020, l’arrêt d’une des trois activités sous-traitées par CRM 08 (le conseil aux abonnés mobile), pour la délocaliser sur le continent africain. Officiellement, cela n’hypothèque pas l’avenir du centre, car le flux d’appels en provenance de Free doit être maintenu par une hausse des autres activités. Comdata déploie d’ailleurs un plan de formation en catastrophe pour reclasser les 80 téléconseillers mobilisés par l’activité interrompue. Mais, depuis l’annonce, les recrutements se font en CDD de trois mois uniquement. « Nous n’avons aucune garantie que ces emplois seront pérennisés, indique Anousone Um. Et nous avons obtenu l’information selon laquelle la commande du client Free est prévue à la baisse chaque année. C’est cette conjonction qui nous inquiète sur la pérennité de l’entreprise et accrédite la thèse de la défaisance sociale. »

Fin 2020 et début 2021, le site connaît même une nouvelle fournée de licenciements pour faute grave. Trente-sept salariés sont limogés en sept mois, pour avoir acheté sur Internet de faux arrêts maladie. La direction s’en aperçoit en contactant les médecins pour établir la véracité du document. Mais certains salariés estiment que cette chasse aux fraudeurs cache une volonté de réduire les effectifs : « Des anciens du service RH nous ont fait savoir que les arrêts litigieux étaient identifiés depuis début 2019. Certaines fraudes remontent à plusieurs semaines et ces licenciements ne sont pas remplacés », déplore Anousone Um. La direction réfute toute volonté de réduire la taille de son centre d’appels et promet des recrutements pour la fin de l’année. En attendant, les effectifs sont descendus à 220 salariés, en baisse de 16 % entre septembre 2020 et février 2021, sans l’ombre d’un plan social. Un niveau équivalent à celui de la pire période qu’a connue le site, durant les négociations sur sa vente, avec une production quasiment à l’arrêt en raison des grèves.

Le centre est désormais en sous-effectif et ne parvient plus à faire face au flux d’appels en provenance de Free.Il en redirige une partie vers un autre centre de Comdata, et les managers sont sollicités pour prendre des appels. Une expertise en cours éprouve d’énormes difficultés à obtenir les documents permettant de faire la lumière sur les conditions de cession du site par Free, pourtant au cœur du soupçon de faillite planifiée. Contacté par Politis, le groupe Comdata n’a pas souhaité répondre à nos questions.

(1) Retrouvez toutes les révélations de Politis sur ce dossier sur www.politis.fr/articles/tags/free-417

(2) La directrice des relations abonnés du groupe Iliad, Angélique Gérard, a été condamnée à 5 000 euros d’amende pour délit d’entrave au fonctionnement d’un comité d’entreprise et le centre d’appels a écopé d’une amende de 25 000 euros.

(3) 266 licenciements pour faute grave entre juin 2014 et septembre 2017, dont une partie pour abandon de poste, 40 % en 2017 selon la défense du Management Centre de relation abonné (MCRA) devant les tribunaux. Dans deux tiers des cas, selon une expertise indépendante consultée par Politis, les licenciements concernent des petites fraudes à la prime de performance, des retards ou des absences injustifiées.

(4) Il prévoit le désistement de toutes les procédures judiciaires, le reclassement des salariés qui le souhaitent au sein du groupe Iliad, une indemnité de cession pour les autres, plus le maintien pendant quatre ans des rémunérations, ainsi qu’une clause de confidentialité. Lire « Free s’achète une fermeture en douceur du turbulent centre d’appels de Colombes », Politis.fr, 17 septembre 2018.

(5) Pour absentéisme injustifié, fraudes aux outils de satisfaction clients, simples retards…

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