Tesla : les pièges de la frime verte

L’engouement pour la marque de voiture électrique de luxe témoigne d’un basculement du marché, avec la promesse d’une écologie heureuse et branchée. Une vraie solution ?

Erwan Manac'h  • 14 avril 2021 abonné·es
Tesla : les pièges de la frime verte
Présentation du « modèle 3 » de la marque à Chengdu, en Chine, le 12 janvier 2021.
© Stringer/Imaginechina/AFP

On démarre une Tesla comme on réveille un ordinateur en veille : d’un simple clic, avec une carte magnétique sur l’accoudoir du conducteur. L’habitacle est un cocon de luxe épuré, sans aucun bouton, ni même de tableau de bord ou de levier de vitesses. Tout passe par un grand écran tactile qui modélise en temps réel les informations captées sur la route par des caméras « intelligentes » et offre une palette de bidules numériques à l’ergonomie délicieuse et à l’utilité contestable.

Bienvenue dans l’écologie jouissive, qui vous propulse de 0 à 100 km/h en moins de trois secondes sans un bruit, grâce à ses deux moteurs embarqués et malgré un poids de presque 2 tonnes. Un rêve californien aussi véloce qu’une Ferrari, qui promet de réconcilier les plus féroces instincts mercantiles avec la nécessaire transition écologique.

Tesla monnaye ce rêve entre 70 000 et 140 000 euros et vient de devenir le plus gros vendeur de voitures électriques au monde, grâce à un modèle d’appel dont il a temporairement cassé les prix depuis le mois de janvier. Son « modèle 3 », vendu avec un seul moteur et une puissance comparable aux standards, vaut aujourd’hui 37 000 euros grâce à 7 000 euros de bonus écologique. Soit à peine 5 000 euros de plus que la Zoé électrique de Renault.

Un succès déroutant, pour tous les incrédules qui ont observé l’apparition de cette petite entreprise de voiture de luxe en 2008. Tesla écoulait alors à peine plus d’un millier de décapotables luxueuses à des personnalités de la très haute sphère (1). Mais le constructeur a réussi son pari technologique et affiche des performances que les constructeurs historiques peinent à atteindre, notamment en matière d’autonomie des batteries, la principale lacune des véhicules électrique (2). « Les ingénieurs de Tesla ont réalisé une prouesse, grâce à une vision globale du fonctionnement des batteries, là où beaucoup de recherches se concentraient sur des petites parties du processus », s’émerveille Katia Araujo Da Silva, chercheuse à l’Institut de chimie de Clermont-Ferrand.

Tesla engrange désormais de l’avance sur ses concurrents en déployant son propre réseau de recharge, avec déjà 80 stationsen France, accessibles uniquement aux Tesla, dotées d’une puissance pouvant grimper à 5 fois les standards du moment. Bien qu’inaccessibles pour la majorité des conducteur·trices, les Tesla redorent l’image des véhicules électriques et accélèrent un véritable basculement du marché automobile. Les généreuses primes à l’achat font le reste depuis un an : le nombre d’immatriculations de voitures électriques en France a doublé deux fois en deux ans, pour atteindre 15 % des voitures vendues en 2020.

« La demande de lithium devrait être multipliée par 20 en 2030 et par 60 en 2050. »

Faut-il se réjouir que les millionnaires friment désormais au volant d’un bolide censé « accélérer la transition mondiale » et que des millions de quidams soient invités à les imiter ? Les associations écologiques affichent une position mesurée : en prenant en compte la totalité de la filière, la voiture électrique a un impact climatique environ deux fois moindre que son équivalent essence, notent cinq ONG climatiques dans un rapport sur le sujet (3). « Il faut activer tous les leviers pour décarboner le transport et l’électromobilité en est un, estime Marie Cheron, de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme. Mais ceci, à plusieurs conditions. »

Des batteries « durables » ?

En premier lieu, il faut s’attaquer à l’épineux problème des matières premières nécessaires à la fabrication des batteries. « On sent bien qu’un virage a été pris. Selon les projections de la Commission européenne, la demande de lithium devrait être multipliée par 20 en 2030 et par 60 en 2050, sachant qu’elle a déjà augmenté de 128 % depuis 2008 », relève Patrick d’Hugues, chercheur au Bureau des recherches géologiques et minières. Pour autant, le problème n’est pas un risque de pénurie, mais l’impact social et environnemental des mines qui apparaîtront partout sur terre et jusqu’en eaux profondes (4) pour assouvir cette demande.

Le lithium, dont on retrouve 15 kg dans une batterie Tesla (5), est extrait des zones arides, au Chili, en Argentine et en Bolivie notamment, par un procédé nécessitant d’énormes ressources en eau qui provoque sécheresses et pollutions des nappes phréatiques. La situation est également préoccupante dans les mines de cobalt, dont la moitié de la production mondiale est implantée en République démocratique du Congo. Deux cent mille personnes y travaillent, dont des enfants, pour un à deux euros de l’heure. Le cuivre, dont une voiture électrique a 4 fois plus besoin qu’une voiture thermique, nécessite quant à lui un processus d’extraction extrêmement toxique. Sans parler du quasi-monopole chinois sur les 17 minerais composant les « terres rares » qui entrent dans la composition d’aimants permanents utilisés notamment dans les moteurs électriques.

La firme n’est rentable que grâce à la vente à ses concurrents de « crédits carbone ».

La création d’une industrie locale et « durable » de batteries est donc devenue un enjeu environnemental, économique et géopolitique de premier plan. L’Europe vise officiellement l’autosuffisance en lithium à 80 % en 2025 et dispose dans ses sols du potentiel nécessaire. « La mine, comme toute activité industrielle, doit gérer ses impacts de façon durable et responsable. Cette approche est très présente en Europe, observe Patrick d’Hugues. Pour autant, au regard de la forte opposition que cette activité soulève chez nous, le développement de la voiture électrique peut induire en réalité que l’impact de nos modes de vie soit transféré ailleurs » La « gigafactory » que Tesla doit ouvrir près de Berlin cet été fait d’ailleurs face à une mobilisation des écologistes locaux, qui redoutent une pollution des ressources en eaux et une surconsommation d’électricité en provenance de centrales à charbon.

Le recyclage représente aujourd’hui la moitié du poids de batteries, mais il ne pourrait pas suffire à répondre à la demande et connaît d’importantes difficultés à passer à l’échelle industrielle. « Il n’est pas rentable, car le prix des métaux vierges est tiré vers le bas par les conditions de travail inacceptables pratiquées par l’industrie minière », dénonce Alma Dufour, des Amis de la Terre.

Demande d’électricité

L’autre grief majeur fait aux voitures électriques est l’origine de l’électricité qu’elle consomme. Une Tesla pompe en moyenne 15 à 24 kWh pour parcourir 100 kilomètres, soit légèrement plus que la moyenne de consommation électrique journalière d’un foyer français (6). Or, aux Etats-Unis, cette énergie provient à 20 % de centrales à charbon et à 20 % du gaz naturel. À l’échelle mondiale, 38 % de l’électricité produite provient de centrales à charbon.

L’autre enjeu est de pouvoir faire face à une augmentation de la demande d’électricité. En France, où le nucléaire améliore le bilan carbone du mix énergétique, le Réseau de transport d’électricité (RTE) estime que le système peut faire face à 15 millions de véhicules électriques en 2035, soit une petite moitié du parc total. Mais pour éviter d’accentuer les pics de consommation, qui forcent les producteurs d’électricité à faire turbiner des centrales à charbon, il faudra déployer un effort important dans le « pilotage » des recharges, pour les reporter en pleine nuit ou lorsque les énergies renouvelables, par nature intermittentes, sont en excédent.

« Nous nous raccrochons à un délire technophile de très long terme, qui demanderait d’énormes investissements. »

« Il faut de la sobriété à tous les étages, insiste par-dessus tout Marie Cheron. Si on convertit toutes les voitures thermiques en électrique, nous ne parviendrons pas à décarboner totalement les transports. Le véhicule électrique est une solution si et seulement si on le partage davantage. Cela nous oblige à repenser totalement notre rapport à la voiture. »

Tesla jouit également d’un succès économique en trompe-l’œil, dont les vertus sont encore en question, pour plusieurs raisons. Premièrement, parce que la voiture électrique est largement sous perfusion de financements publics.« Les mécanismes d’aide sont louables et même insuffisants, mais il ne faudrait pas qu’ils soient captés aux profits d’entreprises privées », prévient Alma Dufour.

Deuxièmement, parce que Tesla s’adresse à une clientèle privilégiée. Dans son « grand plan » décliné en 2006, Elon Musk, le patron de la firme, dévoilait une stratégie consistant à entrer sur le marché par le haut de gamme afin de financer des progrès techniques permettant le développement ensuite des voitures grand public. On reste toutefois loin d’un modèle démocratique. Le constructeur parvient même à créer une dépendance de ses clients à sa marque : la moindre panne nécessite une visite dans un garage Tesla et le prix de la recharge sur les bornes Tesla a déjà doublé en trois ans.

Troisièmement, la firme n’est rentable que grâce à la vente à ses concurrents de « crédits carbone ». Les nouvelles normes antipollution imposent en effet des amendes aux constructeurs de voitures thermiques au-dessus d’un certain quota. Ils ont la possibilité d’acheter des droits à polluer aux entreprises qui roulent à l’électrique. La firme américaine a touché plus d’un milliard et demi de dollars en 2020, soit 5 % de ses revenus, ce qui lui a permis de clôturer pour la première fois ses comptes annuels dans le vert.

Enfin et surtout, cette « success story » reste largement financée à crédit, par l’énorme montagne de fonds déversée par les bourses américaines : « Ce qui a été fondamental dans le développement de Tesla, c’était de pouvoir sortir un modèle de voiture qui n’était pas rentable, souligne Mathieu Saujot, chercheur à l’Iddri et spécialiste de la transition écologique. Comme Uber ou Deliveroo, Tesla est financé par le capital-risque [levées de fonds]. Chaque Tesla qui roule, c’est un peu de capital-risque américain qui se consume… »

Ordinateur sur roues

Au bout du compte, la grande force de Telsa est la promesse qu’elle est parvenue à incarner. En bourse, elle vaut virtuellement 800 milliards de dollars, soit plus que Volkswagen, BMW et Toyota réunies, alors qu’elle n’a vendu que 500 000 véhicules en 2020. Cette démesure est à l’image de son patron fantasque, Elon Musk, arrivé comme investisseur deux ans après la création de la marque par deux ingénieurs et devenu temporairement en janvier, par le même phénomène d’emballement boursier, l’homme le plus riche du monde, devant Jeff Bezos, d’Amazon. Il promet de coloniser Mars, organise des voyages touristiques dans l’espace et compte envoyer des dizaines de milliers de satellites en orbite pour couvrir la planète de sa 5G (et obstruer l’horizon galactique).

Ce que promet la firme, c’est l’arrivée prochaine de la voiture autonome. Ses voitures sont des « ordinateurs sur roues », où il est possible de regarder des films ou de jouer à la console. Elles embarquent, en option, un logiciel de conduite automatique, « l’autopilote », capable de détecter en temps réel les obstacles, d’identifier la couleur des feux et d’anticiper les distances de freinage. « La voiture autonome est un aspect du phénomène qui m’embête beaucoup plus, parce que nous n’en avons vraiment pas besoin et que cette idée comporte beaucoup plus de risques que d’opportunités du point de vue du développement durable », tranche Mathieu Saujot.

Deux chercheurs de l’université Gustave-Eiffel ont compilé les travaux de sciences humaines sur les changements de modes de vie, de notre rapport au temps et à l’espace, que pourrait provoquer une généralisation des véhicules autonomes. Il en ressort trois grands scénarios qui pourraient réduire de moitié ou au contraire doubler les émissions de gaz à effet de serre induites par ce mode de transport. Dans le meilleur des cas, le véhicule autonome, électrique et partagé, accompagnerait la fin des véhicules individuels et permettrait des économies d’énergie. Dans le pire des trois scénarios, le véhicule autonome développerait au contraire l’appétence pour la voiture individuelle et accélérerait l’étalement urbain, avec des trajets en voiture rendus plus agréables. Un modèle synonyme également de nouvelles fractures sociales dans l’accès à la mobilité. « C’est le scénario catastrophe, sur lequel il faut que la puissance publique soit extrêmement vigilante », souligne Anne Aguiléra, auteure de la note avec Thomas Le Gallic (7). C’est aussi le scénario incarné par Tesla.

Lorsqu’il est activé, « l’autopilote » bouge lui-même le volant pour corriger les trajectoires et suivre les lignes blanches, mais il est incapable de se déporter pour laisser les scooters remonter entre les files sur le périphérique parisien. L’autopilote s’arrête automatiquement au feu rouge, mais il n’a pas la capacité d’éviter une voiture qui quitte une place de stationnement. Une intelligence somme toute très artificielle, qui bute encore sur une réalité capricieuse. Pourtant, la promesse de Tesla ne semble pas perdre de son clinquant. « C’est un symptôme de la place de l’innovation dans nos sociétés. Nous nous raccrochons à un délire technophile de très long terme, qui demanderait d’énormes investissements [pour l’aménagement des routes et le déploiement de la 5G nécessaire à la voiture autonome, NDLR]_, plutôt que de miser sur des solutions qui existent, comme le train »,_ souffle Mathieu Saujot. La croyance a ceci de confortable qu’elle écarte une réalité moins désirable : Tesla et ses prouesses ne seront partie prenante de la solution qu’à condition d’un changement de nos modes de vie. Et d’une mise en sourdine de notre insatiable désir de puissance.

(1) Le prince Albert, Bono, George Clooney, Matt Damon ou encore Arnold Schwarzenegger furent parmi les premiers à s’afficher au volant d’un bolide électrique.

(2) Tesla annonce 450 km d’autonomie pour son modèle grand public et jusqu’à 800 km pour la berline « Model S ». Les batteries sont également garanties huit ans ou 160 000 km.

(3) Huit conditions du développement de l’électromobilité, pour l’inscrire dans la transition écologique et la lutte contre le changement climatique, Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme, Cler, WWF, France nature environnement, Réseau action climat.

(4) Des licences permettant l’extraction minière en eau profonde commencent à être distribuées au grand dam de Greenpeace, notamment, qui craint des dommages irréversibles sur la vie marine.

(5) Contre 8 kg dans une Renault Zoé et 300 g dans un vélo électrique.

(6) 13 kWh par jour selon une analyse de la Commission de régulation de l’énergie datant de 2016.

(7) _Diffusion des véhicules autonomes et modes de vie__,_ Laboratoire ville mobilité transport, octobre 2019, www.lvmt.fr

Mise à jour, 15 avril à 13 h : La seconde citation de Patrick D’Hugues à été modifiée, à sa demande.

Écologie
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