10 mai 1981 : Cette victoire que l’on n’attendait plus

Quoique largement désunie, la gauche remporte la présidentielle. C’était il y a tout juste quarante ans…

Michel Soudais  • 5 mai 2021 abonné·es
10 mai 1981 : Cette victoire que l’on n’attendait plus
© Dominique Faget/AFP

Le 10 mai 1981 est assurément une date dans l’histoire de la gauche. Mais aussi du pays. Une de celles qui font que l’on se souvient de ce que l’on faisait et où l’on était quand, à 20 heures, un graphisme informatique encore rudimentaire dévoilait le visage de François Mitterrand sur les écrans de télé. Après vingt-trois années dans l’opposition, la gauche arrive au pouvoir pour la première fois sous une Ve République taillée pour l’en éloigner. Politiquement, c’est un tremblement de terre.

La droite, qui après tant d’années aux commandes s’imaginait seule légitime à exercer la direction du pays, est sonnée. En deuil. Le « peuple de gauche », lui, exulte. Un peu partout en France, le résultat est accueilli par des scènes de liesse. À la grande fête organisée par le Parti socialiste (PS) place de la Bastille, à Paris, une foule joyeuse, enthousiaste, chaleureuse témoigne de l’immensité des espoirs que suscite cette élection présidentielle. Les premières mesures prises par le gouvernement de Pierre Mauroy, constitué le 22 mai, concrétisent très vite le changement. Après des élections législatives qui donnent la majorité absolue au PS et l’entrée de quatre communistes au gouvernement, les réformes s’enchaînent à un rythme soutenu à côté duquel le bilan législatif de François Hollande fait pâle figure.

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Cette victoire, le peuple de gauche l’espérait depuis longtemps mais ne l’attendait plus. Elle lui avait échappé en Mai 68, faute de perspective politique. La séquence « révolutionnaire » s’était close sur une victoire sans appel du parti de l’ordre alors qu’aux législatives de 1967 la gauche avait manqué d’une voix la majorité absolue à l’Assemblée nationale. En 1969, la présidentielle se joue au second tour entre deux candidats de droite. L’union de la gauche, concrétisée en septembre 1972 par la signature d’un programme commun de gouvernement négociée entre le PS, refondé un an plus tôt au congrès d’Épinay, le Parti communiste français (PCF) et le Mouvement des radicaux de gauche (MRG), est prometteuse. Dès 1973, les trois formations passent de 91 à 173 députés. À la présidentielle de 1974, François Mitterrand, candidat unique de la gauche, est à 430 000 voix de l’emporter avec 49,19 %. Le succès, en revanche, est au rendez-vous des municipales de 1977. Aux législatives de 1978, de nombreux sondages annonçaient sa victoire, mais la gauche perd encore. Six mois auparavant, l’actualisation du programme commun réclamée par le PCF a provoqué la rupture de l’union de la gauche et brisé la dynamique unitaire.

Quand arrive l’élection présidentielle de 1981, les deux principaux courants qui composent la gauche s’affrontent toujours durement. La dernière rencontre au sommet entre le PS et le PCF remonte au 13 mars 1978. Il s’agissait alors, au lendemain du premier tour des législatives, de convenir de désistements réciproques ; ils ne se retrouveront que le 3 juin 1981, à la veille des législatives provoquées par le nouveau président pour s’assurer d’une majorité.

Le PS lui-même, jusqu’à la désignation de son candidat le 24 janvier 1981 à Créteil, dans un congrès extraordinaire, se déchirait depuis près de trois ans. Depuis que, au soir de la défaite de 1978, Michel Rocard et ses amis ont proclamé que François Mitterrand n’était « plus l’homme de la situation ». Pour eux, sa stratégie de conquête du pouvoir par l’union de la gauche avait montré ses limites. Ils prônaient une « union des forces populaires », formule vague censée désigner le mouvement associatif, les mutualistes et les coopératives…

Divisée, la gauche était donc représentée au premier tour par cinq candidats – François Mitterrand pour le PS, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, Michel Crépeau, président du MRG, Huguette Bouchardeau, secrétaire nationale du PSU, et Arlette Laguiller, la porte-parole de Lutte ouvrière –, les écologistes emmenés par Brice Lalonde faisant alors bande à part. Pour la plupart des médias de gauche, acquis aux idées de Michel Rocard, qui devançait Mitterrand dans les sondages avant que le PS l’investisse, ce dernier était « archaïque », un « homme du passé » – la formule sera reprise sans succès par Valéry Giscard d’Estaing dans le débat d’entre-deux-tours – et ne pouvait l’emporter dans une telle configuration. La droite aussi était divisée, avec trois candidats, dont Jacques Chirac, en concurrence avec Giscard. Mais, jusqu’au 10 mai, ils n’y croyaient pas.

« Contrairement à la victoire électorale de juin 1936, qui avait été précédée depuis février 1934 d’une vigoureuse poussée unitaire, le 10 mai 1981 apparaissait au peuple de gauche comme une “divine surprise” survenant après une longue période de recul durant laquelle il avait peu à peu perdu le sens de l’action collective, du combat solidaire », analyse Éric Melchior (1). Près d’un quart de siècle de gouvernements de droite avait toutefois solidement ancré le désir de changement dans la population. À sa manière Valéry Giscard d’Estaing, qui n’était pas gaulliste, avait pu y apporter une réponse rassurante en 1974. Mais son septennat, entamé sous des accents libéraux avec plusieurs réformes de société (majorité à 18 ans, divorce par consentement mutuel, légalisation de l’avortement…), est marqué par les effets d’une crise économique interminable (chômage de masse, inflation, baisse du pouvoir d’achat des plus modestes…) et s’achève sur le constat d’une répression alourdie et d’atteinte aux libertés individuelles qui culmine avec la loi « Sécurité et liberté ».

Pour les historiens officiels du PS Alain Bergounioux et Gérard Grunberg (2), la victoire de 1981 est l’un des effets de la bataille culturelle engagée tout au long des années 1960 et 1970. Tout en restant attaché à l’union de la gauche et à son programme commun, dont il conservait les mesures économiques et sociales, le PS avait su amalgamer dans son projet nombre d’aspirations et de revendications apparues dans des luttes nouvelles. Mais, notent ces historiens, « la victoire de François Mitterrand en 1981 n’avait pas signifié celle d’une culture politique homogène sur l’idéologie libérale renaissante sous le précédent septennat ».

En mars 1983, ce que l’on a appelé « le tournant de la rigueur » douchait les espoirs de mai 1981. La gauche s’était heurtée au mur de l’argent. Au projet socialiste qui voulait « changer la vie », le PS substituait un « grand dessein » européen qui masquait un alignement sur les canons du libéralisme. Subsistent toutefois quelques beaux acquis qui invalident l’idée que les victoires électorales n’apportent rien.


(1) Le PS, du projet au pouvoir, L’Atelier, 1993.

(2) L’Ambition et le Remords. Les socialistes français et le pouvoir (1905-2005), Fayard, 2005.

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