Les communautés asiatiques contre le virus du racisme

Face à l’augmentation en France des actes malveillants envers les « Chinois » depuis le début de la pandémie, un nouveau militantisme s’exprime sous l’impulsion des jeunes générations.

Hugo Boursier  et  Valentin Cebron (collectif Focus)  • 26 mai 2021 abonné·es
Les communautés asiatiques contre le virus du racisme
Rassemblement place de la Bastille, à Paris, le 30 mars 2017 après le meurtre de Liu Shaoyao par un agent de police.
© Simon Guillemin / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

En pénétrant dans une -maisonnette située au bord du canal de l’Ourcq (Paris), une demi-douzaine de jeunes femmes asiatiques prêtent une oreille attentive aux confessions d’une autre qui jaillissent des enceintes. «J’ai longtemps détesté l’apparence que j’avais. Je détestais mes yeux à tel point que je voulais faire de la chirurgie esthétique », raconte la voix placide. Au Pavillon des canaux, une pièce aux cloisons colorées les accueille pour une session d’écoute du podcast « Asiattitudes », au cours duquel des femmes se livrent sur leur rapport à leur corps. Pour tenter de redéfinir «la vision des femmes issues des minorités de genre asiatique, en dehors des normes patriarcales et des stéréotypes véhiculés à leur encontre », précise la productrice du podcast, Mélanie Hong, âgée de 32 ans.

Many Yem, 36 ans, note que seules « des femmes reliées culturellement ou par filiation à l’Asie » se sont présentées à cet événement pourtant ouvert à toutes et tous. Une non-mixité certes involontaire qui leur a permis de s’exprimer plus librement, « sans devoir nous justifier de nos différences ethniques ou culturelles », précise-t-elle, et où « les personnes partagent les mêmes vécus que moi », dit une autre. 

Lancé en septembre 2020, le podcast « Asiattitudes » a pour objectif d’amplifier la représentation des Asiatiques de France. «La seule que j’avais, c’était celle de ma famille », confie Eliane Hong, 28 ans, entre deux écoutes. Ce podcast est le fruit d’une rencontre entre Mélanie Hong et la créatrice de la page Instagram @sororasie, suivie par des milliers de personnes. Un réseau d’entraide asioféministe qui, selon la sociologue Simeng Wang, chargée de recherche au CNRS, « milite pour une approche intersectionnelle, décoloniale et solidaire de l’antiracisme ». L’autre but d’« Asiattitudes » : lutter contre les clichés et le racisme envers les Asiatiques.

32,8 % des sondés déclaraient avoir subi au moins un acte discriminatoire depuis janvier 2020 en France.

Le Covid-19 a exacerbé ce phénomène. Banalisées par l’humour (« Ni Hao », «Chintok »), ces discriminations latentes ont suscité un regain d’intérêt public avec la crise sanitaire. En particulier à la veille des deux premiers confinements, quand des appels à la haine et des insultes à l’égard des Chinois, jugés à tort responsables de la propagation du virus, ont proliféré sur la Toile.

Entretenue par l’amalgame selon lequel tous les Asiatiques sont chinois, cette sinophobie s’est traduite par des agressions verbales et physiques contre les communautés perçues comme asiatiques. Des violences qui s’inscrivent dans un contexte plus global de fracture sociale et de stigmatisation croissante des populations immigrées en France. Et sont directement favorisées par des bourdes médiatiques (la une du Courrier picard titrant « Alerte jaune ») ou des bassesses politiques (le «virus chinois » martelé par Donald Trump), mais aussi, indirectement, par les tensions géopolitiques Chine/Occident. Dans un article de recherche sur le racisme anti-asiatique publié en octobre dernier, 32,8 % des sondés déclaraient avoir subi au moins un acte discriminatoire depuis janvier 2020 en France.

Malgré tout, le Covid a permis une prise de conscience. «Avant, je ne me rendais pas compte du racisme anti-asiatique. C’était enfoui », explique Leslie Souvanlasy, -étudiante de 23 ans qui s’est investie auprès de l’Association des jeunes Chinois de France (AJCF), créée un an avant les agressions racistes de 2010 dans le quartier de Belleville, à Paris, au début de la crise sanitaire. Militante anti-raciste de 38 ans, Joohee Bourgain, quant à elle, dit avoir eu l’idée du hashtag #JeNeSuisPasUnVirus quand les actes hostiles se sont multipliés à cette période-là. Le confinement, dit-elle, lui a permis de s’ouvrir à d’autres outils de militance : « J’ai découvert des comptes sur Instagram. Je les ai contactés et on a constitué le collectif Panasia-féministe. »

Pages engagées, podcasts et conférences en ligne ont fleuri sur les réseaux sociaux. «Ces voix qui s’élevaient m’ont donné envie de faire rayonner l’Asie », ajoute Linda Nguon, 33 ans, créatrice de Banh Mi podcast, pour qui la richesse culturelle des communautés asiatiques n’était pas assez mise en valeur. «Les années 2020-2021 ont permis de légitimer leur combat », ajoute -Thérèse Sayarath, 35 ans, musicienne et militante qui vient de sortir le titre engagé « Chinoise ? ».

Plus tôt, un premier événement dramatique avait déclenché la prise de conscience d’un racisme anti-asiatique. Août 2016 : Zhang Chaolin décède à la suite des coups portés par trois jeunes hommes à Aubervilliers. Deux d’entre eux justifient leur geste devant les policiers : « On a souvent entendu dire que les Chinois ont beaucoup [d’argent]. »

Le mythe de la minorité modèle est une forme de racisme bienveillant qui hiérarchise les immigré·es.

Cette agression a poussé des milliers d’Asiatiques à manifester. « Un électrochoc, se souvient Thérèse Sayarath. Ce drame a cristallisé des pensées intériorisées : avant, je n’admettais pas que ces différents actes étaient du racisme. Je prenais ça pour de la malchance, des actes crapuleux ou de -l’humour. » « C’était un sujet invisible, personne ne s’en offusquait dans les médias. Avec ce rassemblement de 50 000 personnes, place de la République, en septembre 2016, on a montré une multitude de visages », ajoute Rui Wang, élu local à Pantin et cofondateur de l’AJCF.

Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-asiatiques

Ya-Han Chuang, La Découverte, 252 pages, 20 euros.

Alors que l’extrême droite ne cesse de stigmatiser les minorités, visant principalement Maghrébins et Africains subsahariens, de préférence musulmans, certaines minorités, Portugais ou Asiatiques, notamment, semblent étrangement ignorées par les discours racistes. Mais, en 2016, l’assassinat à Aubervilliers d’un couturier chinois, Chaolin Zhang, révèle des préjugés racistes anti-Asiatiques, qui redoublent bientôt avec le covid-19. À partir d’importants matériaux ethnographiques collectés depuis 2009, la sociologue Ya-Hun Chuang (INED) retrace ici les trajectoires de jeunes Asiatiques, de Belleville aux ateliers de confection des banlieues, qui dénoncent ce racisme contre leur « identité “jaune” ».

Cette mobilisation a révélé un choc générationnel. « En 2016, les jeunes ont pris le pouvoir dans l’organisation de manifestations. Ils ont assis cette expression de “racisme anti-Asiatiques” dans l’espace public », explique Ya-Han Chuang, autrice d’Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques (voir encadré). Un combat renforcé en 2017 après des rassemblements liés à un nouveau drame : le décès de Shaoyao Liu, tué par la police lors d’une intervention à son domicile. « Entre 2010 et 2016, les revendications étaient sécuritaires. Or, avec la mort de Liu Shaoyao, les représentations sur les communautés asiatiques changent », analyse la sociologue à l’Ined. Le stigmate d’« une minorité modèle » perçue indistinctement comme intégrée et travailleuse est invalidé. « Ces communautés se retrouvent -discriminées par l’État, comme les autres minorités. » Mais, pour elles, reconnaître un racisme structurel n’est pas si évident.

Cette crispation autour de la représentation de la « minorité modèle » était déjà apparue en 2016. « Il y a eu un débat entre les militants les plus âgés et les jeunes sur la manière dont nous devions dénoncer ce qui nous arrivait. Les premiers demandaient plus de sécurité. Nous, on criait au racisme », rappelle Sun-Lay Tan, porte-parole du comité Sécurité pour tous rassemblant plusieurs associations asiatiques.

Pour la chercheuse Simeng Wang, la diversité des parcours d’engagement peut aussi s’expliquer par les contextes dans lesquels les individus ont été socialisés en France. « Un sous-groupe se distingue parmi les descendants des migrants chinois : celui de la génération dite “1,5”, représenté par des personnes nées en Chine et qui ont immigré en France pendant leur enfance ou adolescence. Elles jouent souvent le rôle d’intermédiaires entre leurs parents non francophones et la société. » Viennent ensuite les descendants de migrants nés en France, parfois confrontés à un phénomène de déracinement. « Ils peuvent être considérés comme “enfants illégitimes” par leurs parents, qui regrettent qu’ils soient -devenus “trop français” dans leurs façons d’être. Et vis-à-vis de la société française, ces descendants sont racialisés comme “Chinois”. »

Nos parents ont développé des mécanismes de résilience différents.

Ces identités plurielles sont gommées par le mythe de «la minorité modèle ». Une forme de racisme bienveillant qui hiérarchise les populations issues de l’immigration en fonction de leur réussite socio-économique. « Cette instrumentalisation politique vise à dresser les Asiatiques contre les autres minorités noires, nord-africaines, etc., dans le seul but de criminaliser ces dernières et de justifier des lois liberticides », prévient celui qui est derrière le compte militant @decolonisonsnous. Apparus dans les années 1960 aux États-Unis, ce terme et son utilisation en France ont nourri une représentation des Asiatiques héritée du passé colonial en Indochine française. L’histoire oubliée des Công Binh, main-d’œuvre indochinoise en majorité vietnamienne de plus de 20 000 hommes, réquisitionnée de force par l’armée française dans l’effort de guerre dès 1939, en est un exemple criant. « La métropole est partie chercher des hommes qu’elle considérait comme capables de s’adapter à un travail rapide, calmes et soumis, explique Dzù Lê Liêu, fille de Công Binh et réalisatrice du documentaire Les Hommes des 3 Ky. Dans les documents administratifs, ils étaient caractérisés par ce cliché. »

Si l’État n’assume pas ce qu’il a perpétré, au sein du foyer familial, la déchirure avec le pays d’origine et les traumatismes lourds à partager instaurent le silence.« Les pères ne disaient rien, comme les gens qui ont subi des violences et qui n’arrivent pas à en parler », raconte Dzù Lê-Liêu. Munie du carnet militaire de son père, elle a retrouvé de nombreuses archives. « Un travail personnel et mémoriel » qui, forcément, ne donne pas toutes les réponses espérées. « À ma façon, j’ai lutté contre ce silence. Et je sais pourquoi les Công Binh étaient là. » Ce rapport au passé, l’historienne Liêm-Khê Luguern le formalise comme une « quête pour la justice sociale ». Refusant la seule perspective centrée sur l’origine personnelle, cette spécialiste de l’histoire coloniale souhaite visibiliser les ouvriers indochinois, dont les conditions de vie étaient peu connues. « J’ai découvert qu’il existait des organisations de travailleurs jamais mises en avant. Il faut raconter une réalité sociale plus diversifiée. »

Plus tard, l’arrivée des boat people, un tout autre profil sociologique, a participé à la pérennisation d’un stéréotype positif. « Nos parents ont développé des mécanismes de résilience différents, assure Kianuë Tran Kieu, 32 ans, personne militante non-binaire. C’était survivre dans la sécurité, le confort et la discrétion pour oublier la guerre. » Selon l’écrivaine Grace Ly, l’invisibilisation des premières générations n’est qu’un symbole. « Ce n’est pas qu’on ne les voyait pas, c’est qu’elles n’étaient pas écoutées, déplore-t-elle. Comme quand on parle de parole libérée aujourd’hui : cette parole n’était simplement pas entendue. »

Que ce soit par l’approche universitaire ou militante, les formes de résistance contre les stigmatisations et l’oubli se croisent. Certaines aspirent à un message politique structuré autour du « panasiatisme ». Asioféministe, Joohee Bourgain prône «un féminisme panasiatique allant au-delà des différences géographiques et culturelles », fondé sur une « organisation constellaire » et influencé par d’autres luttes antiracistes comme le Comité Justice pour Adama en France ou Black Lives Matter aux États-Unis.

« L’AJCF, Grace Ly ou Sororasie revendiquent une approche culturelle de l’activisme, dont l’identité panasiatique doit dépasser la frontière de la seule communauté chinoise », analyse Ya-Han Chuang. Une vision qui n’est pas toujours plébiscitée. « Le racisme est le seul sujet qui nous lie. Et le mot “Asiatique” en France n’a pas la même signification qu’en Angleterre, par exemple », avance Rui Wang (1). « Qu’y a-t-il de commun entre un pharmacien vietnamien du XVIe arrondissement de Paris et un migrant chinois sans papiers d’Aubervilliers ? », s’interroge Liêm-Khê Luguern. Pour l’historienne, « former un imaginaire commun pourrait créer un continuum avec l’héritage colonial ». Des débats importants qui montrent l’actuel bouillonnement d’idées et de pratiques militantes.

(1) Au Royaume-Uni, le mot asian désigne surtout les personnes originaires du sous-continent indien.

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