Milk Tea Alliance : La démocratie avec un nuage de lait

Depuis un an, de jeunes militants en lutte contre les régimes autoritaires asiatiques déploient un réseau revendicatif, une « Milk Tea Alliance » numérique aux contours d’une nouvelle force politique.

Lauriane Roger-Li  • 12 mai 2021 abonné·es
Milk Tea Alliance : La démocratie avec un nuage de lait
Manifestation à Bangkok, en Thaïlande, le 28 février 2021 contre le coup d’État en Birmanie.
© Sirachai Arunrugstichai / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP

Tout commence par une bisbille comme les réseaux sociaux en produisent des milliers par jour. En avril 2020, l’acteur thaïlandais Vachirawit Chivaaree partage sur Twitter une image représentant Hongkong comme un pays indépendant de la Chine. La star est immédiatement la cible d’une pluie de critiques acerbes de la part de twittos chinois. La suite est inattendue : la bataille de posts fait boule de neige et se transforme en quelques semaines en un mouvement politique d’un nouveau genre : l’Alliance du thé au lait. Elle regroupe de jeunes internautes asiatiques unis contre l’autoritarisme. Et depuis un an, ses membres, ralliés autour du mot-dièse #MilkTeaAlliance et ses dérivés, s’activent pour promouvoir la démocratie sur les réseaux sociaux et dans les marches de rue. Échanges, conférences, manifestations, groupes de réflexion : cette alliance protéiforme a étendu sa toile au fil des mois.

Le thé au lait est une boisson revendiquée comme une identité commune à toute l’Asie du Sud-Est, en opposition au thé nature que l’on préfère en Chine. Depuis un an, de nombreuses images ont décliné graphiquement la Milk Tea Alliance, au gré des militances locales. Des boissons théinées parfois personnifiées sont figurées, accompagnées du drapeau -correspondant au pays qu’elles symbolisent. Ce mouvement 2.0 est devenu un sujet médiatique : une réussite pour les membres de cette alliance, privés de canaux d’expression dans leurs pays sous la coupe de régimes autoritaires. Leur but : se faire entendre, interpeller la communauté internationale et attirer le regard sur les exactions des gouvernements, et faire prendre conscience au monde de l’influence grandissante de la Chine sur le continent asiatique et au-delà.

À l’origine, l’alliance regroupait de jeunes Hongkongais et Thaïlandais, soutenus par des internautes taïwanais. Le mouvement pro-démocratie de Hongkong a connu son heure de gloire à l’été 2019 avant d’être sévèrement réprimé par le gouvernement. En Thaïlande, des dizaines de milliers de personnes manifestent régulièrement leur incompréhension face à une monarchie richissime et répressive. À la suite du coup d’État perpétré le 1er février dernier au Myanmar (Birmanie), la grande majorité de la population se rebiffe contre l’autoritarisme de la junte, les détentions arbitraires et les massacres de civils. Mais la Milk Tea Alliance s’est étoffée au fur et à mesure du temps, au-delà des principaux foyers de résistance pro-démocratie. Aujourd’hui, la majorité des pays asiatiques ont vu naître une alliance du thé au lait locale, qui prend la forme d’un ou de plusieurs groupes virtuels.

© Politis

Les militants de la Milk Tea Alliance s’accordent sur leur rejet des régimes autoritaires, le régime chinois en particulier. Du fait de son imposante présence économique partout en Asie et dans le reste du monde, la République populaire de Chine (RPC) est en position forte pour faire pression sur ses -voisins. Pour nouer des liens commerciaux avec elle, les gouvernements se voient imposer des règles à respecter. Une des plus importantes est de reconnaître la souveraineté de la RPC sur son territoire continental, mais aussi sur Taïwan. De fait, l’île démocratique semble bien isolée sur la scène internationale puisque seuls une dizaine de pays entretiennent avec elle des relations diplomatiques officielles. Comme de nombreux États occidentaux, la France n’a pas d’ambassade sur ce territoire, seulement un bureau de représentation. A contrario, Taïwan fait office de référence au sein de la Milk Tea Alliance.

Cependant, « nous ne sommes pas des racistes antichinois, insiste la militante taïwanaise Wen Liu. _C’est contre le Parti communiste chinois que nous nous battons ». Et Karen Shih, activiste philippine, le rappelle, _« une grande partie des membres de l’Alliance du thé au lait ont des ancêtres chinois ». Le chercheur Lev Nachman, spécialisé dans les mouvements politiques et sociaux à Taïwan et à Hongkong, dénonce la tentation des simplifications faciles. « L’alliance du thé au lait est avant tout un mouvement pro-démocratie. » Me Me Khant, qui organise régulièrement des manifestations contre la junte birmane à San Francisco, où elle réside actuellement, reconnaît volontiers les racines « anti-Chine » dumouvement, « mais aujourd’hui nos revendications se sont diversifiées », affirme-t-elle. La jeune Birmane cite notamment les actions menées à l’encontre de multinationales occidentales comme Total ou Chevron, soutiens de la junte au Myanmar.

Soudés malgré la distance, les membres de l’Alliance du thé au lait affirment que l’adhésion à ce mouvement transnational les aide à surmonter les difficultés. « Les membres soutiennent les activistes birmans. De mon côté, les dissidents hongkongais exilés aux États-Unis m’aident à entrer en relation avec des personnalités politiques », explique Me Me Khant. Pour Roy Ngerng, activiste singapourien exilé à Taïwan depuis 2016, la Milk Tea Alliance est un soutien moral. _« En voyant la situation se dégrader à Hongkong, je me suis senti proche des militants pro–démocratie. Le gouvernement de Singapour utilise une stratégie similaire à celle du pouvoir chinois pour réprimer les dissidents. L’année dernière, j’ai participé à plusieurs manifestations de soutien aux Hongkongais et c’est à ce moment que j’ai rejoint l’Alliance. »

Nous ne sommes pas des racistes antichinois. C’est contre le Parti communiste chinois que nous nous battons.

Être vu et entendu est également un enjeu crucial pour ces jeunes militants. « L’Alliance du thé au lait nous donne visibilité et légitimité dans notre combat », affirme le leader pro-démocratie Nathan Law. _« Faire partie de ce mouvement nous permet d’attirer l’attention sur ce qui se passe dans les pays sous régime autoritaire en Asie », ajoute Brian Hioe, militant taïwanais. Rejoindre la Milk Tea Alliance est très simple. _« Pas de hiérarchie, pas de chefs comme c’est le cas dans une organisation classique », explique l’activiste birmane Su Myat Win, installée en France. Il suffit de demander une cooptation à un membre de l’Alliance pour faire partie de la discussion sur les nombreuses plateformes investies par le mouvement (Twitter, Instagram, Facebook, Signal, Telegram, etc.). La Milk Tea Alliance s’est répandue partout, on y communique de tous les continents et à toute heure.

Un mouvement politique de facto, « mais la Milk Tea Alliance ne sera jamais une organisation structurée », lâche Brian Hioe. Flexible et anti-hiérarchie, ce mouvement s’incarne lors des manifestations de rue organisées en Asie et en Occident pour protester contre les régimes autoritaires asiatiques. Des signes de résistance empruntés à la série Hunger Games comme le salut aux trois doigts levés, ainsi que la réplique culte « Si nous brûlons, vous brûlez avec nous », sont devenus la marque de fabrique des événements estampillés Milk Tea Alliance. Une alliance qui apparaît comme la partie visible de l’iceberg dans la lutte qui se mène pour la démocratie en Asie. Et sur le terrain, de multiples organisations indépendantes œuvrent pour venir en aide aux militants et répandre des idées pro-démocratie dans différentes sphères de la société.

Des militants reliés entre eux, mais indépendants : c’est bien ce type d’articulation qui constitue l’une des fortes spécificités de l’Alliance du thé au lait. Des étudiants thaïlandais installés à Taïwan se sont regroupés au sein de la Taiwan Alliance for Thai Democracy et s’expriment régulièrement sur le manque de démocratie dans leur pays. La communauté birmane de France organise des manifestations et tente d’alerter les élus français sur la situation au Myanmar. Le magazine en ligne New Bloom discute des enjeux démocratiques en Asie. Hong Kong Liberty conduit une analyse juridique de la situation à Hongkong en vue de faire pression sur les gouvernements étrangers. Toutes des entités indépendantes, parmi les nombreuses ramifications construites au sein de l’Alliance du thé au lait. Wen Liu est optimiste quant au futur : « La communauté grandit et, quand la pandémie sera terminée, je suis persuadée que la coopération transnationale entre nos membres va s’amplifier. »

Monde
Temps de lecture : 7 minutes

Pour aller plus loin…

En Sicile, les damnés de la serre
Italie 10 avril 2024 abonné·es

En Sicile, les damnés de la serre

Dans l’une des plus grandes concentrations de serres d’Europe, les abus sont légion. Ces dernières années, le racket des ouvriers tunisiens venus avec un visa s’est généralisé.  
Par Augustin Campos
La gauche grecque, du pouvoir à la marginalisation
Monde 3 avril 2024 abonné·es

La gauche grecque, du pouvoir à la marginalisation

Avec l’arrivée au pouvoir d’Alexis Tsipras en 2015, le pays devait faire figure de modèle pour les gauches radicales d’Europe. Près de dix ans plus tard, Syriza cumule les échecs électoraux et les espoirs se sont éteints.
Par Angélique Kourounis
Turquie : « J’ai vécu un remake de l’affaire Dreyfus »
Monde 27 mars 2024 abonné·es

Turquie : « J’ai vécu un remake de l’affaire Dreyfus »

La quasi-totalité des édiles du Parti démocratique des peuples élus en 2019 ont été destitués par le régime turc au bout de quelques mois. C’est le cas d’Adnan Selçuk Mızraklı, porté à la tête de Diyarbakır avec 63 % des voix, qui depuis est en prison. Nous sommes parvenus à établir avec lui une correspondance écrite clandestine.
Par Laurent Perpigna Iban
À Jérusalem-Est, un ramadan sous pression
Monde 20 mars 2024 abonné·es

À Jérusalem-Est, un ramadan sous pression

En Palestine occupée, le mois saint de l’islam cristallise les tensions alors que les Palestiniens font face à de nombreuses restrictions de l’accès au mont du temple et à la mosquée Al-Aqsa. Elles illustrent le régime légal que des organisations de défense des droits humains qualifient d’apartheid. 
Par Philippe Pernot